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Text on one page: Few Medium Many
Demain, pas une ne se dérangera; monsieur le curé pourra
bien dire ses Ave tout seul... On n'apercevra plus que les gueuses
qui auront des rendez-vous.

Elle bousculait les chaises, les remettait en place, regardait si
rien de suspect ne traînait, avant de monter se coucher. Elle
ramassa dans le confessionnal une poignée de pelures de pomme,
qu'elle jeta derrière le maître-autel. Elle trouva également un bout
de ruban arraché de quelque bonnet, avec une mèche de cheveux noirs,
dont elle fit un petit paquet, pour ouvrir une enquête.

A cela près, l'église lui parut en bon ordre. La veilleuse avait de
l'huile pour la nuit, les dalles du choeur pouvaient aller jusqu'au
samedi sans être lavées.

- Il est près de dix heures, monsieur le curé, dit-elle en
s'approchant du prêtre toujours agenouillé. Vous feriez bien de
monter.

Il ne répondit pas, il se contenta d'incliner doucement la tête.

- Bon, je sais ce que ça veut dire, continua la Teuse. Dans une
heure, il sera encore là, sur la pierre, à se donner des coliques...
Je m'en vais, parce que je l'ennuie. N'importe, ça na guère de bon
sens: déjeuner quand les autres dînent, se coucher à l'heure où les
poules se lèvent!... Je vous ennuie, n'est-ce pas? monsieur le curé.
Bonsoir. Vous n'êtes guère raisonnable, allez!

Elle se décidait à partir; mais elle revint éteindre une des deux
lampes, en murmurant que de prier si tard "c'était la mort à
l'huile". Enfin, elle s'en alla, après avoir essuyé de sa manche la
nappe du maître-autel, qui lui parut grise de poussière. L'abbé
Mouret, les yeux levés, les bras serrés contre la poitrine, était
seul.





XIV.

Éclairée d'une seule lampe brûlant sur l'autel de la Vierge, au
milieu des verdures, l'église s'emplissait, aux deux bouts, de
grandes ombres flottantes. La chaire jetait un pan de ténèbre
jusqu'aux solives du plafond. Le confessionnal faisait une masse
noire, découpant sous la tribune le profil étrange d'une guérite
crevée. Toute la lumière, adoucie, comme verdie par les feuillages,
dormait sur la grande Vierge dorée, qui semblait descendre d'un air
royal, portée par le nuage où se jouaient des têtes d'anges ailées.
On eût dit, à voir la lampe ronde luire au milieu des branches, une
lune pâle se levant au bord d'un bois, éclairant quelque souveraine
apparition, une princesse du ciel, couronnée d'or, vêtue d'or, qui
aurait promené la nudité de son divin enfant au fond du mystère des
allées. Entre les feuilles, le long des hauts panaches, dans le
large berceau ogival, et jusque sur les rameaux jetés à terre, des
rayons d'astres coulaient, assoupis, pareils à cette pluie laiteuse
qui pénètre les buissons, par les nuits claires. Des bruits vagues,
des craquements venaient des deux bouts sombres de l'église; la
grande horloge, à gauche du choeur, battait lentement, avec une
haleine grosse de mécanique endormie. Et la vision radieuse, la Mère
aux minces bandeaux de cheveux châtains, comme rassurée par la paix
nocturne de la nef, descendait davantage, courbait à peine l'herbe
des clairières, sous le vol léger de son nuage.

L'abbé Mouret la regardait. C'était l'heure où il aimait l'église.
Il oubliait le Christ lamentable, le supplicié barbouillé d'ocre et
de laque, qui agonisait derrière lui, à la chapelle des Morts. Il
n'avait plus la distraction de la clarté crue des fenêtres, des
gaietés du matin entrant avec le soleil, de la vie du dehors, des
moineaux et des branches envahissant la nef par les carreaux cassés.
A cette heure de nuit, la nature était morte, l'ombre tendait de
crêpe les murs blanchis, la fraîcheur lui mettait aux épaules un
cilice salutaire; il pouvait s'anéantir dans l'amour absolu, sans
que le jeu d'un rayon, la caresse d'un souffle ou d'un parfum, le
battement d'une aile d'insecte, vînt le tirer de sa joie d'aimer. Sa
messe du matin ne lui avait jamais donné les délices surhumains de
ses prières du soir.

Les lèvres balbutiantes, l'abbé Mouret regardait la grande Vierge.
Il la voyait venir à lui, du fond de sa niche verte, dans une
splendeur croissante. Ce n'était plus un clair de lune roulant à la
cime des arbres. Elle lui semblait vêtue de soleil, elle s'avançait
majestueusement, glorieuse, colossale, si toute-puissante, qu'il
était tenté, par moments, de se jeter la face contre terre, pour
éviter le flamboiement de cette porte ouverte sur le ciel. Alors,
dans cette adoration de tout son être, qui faisait expirer les
paroles sur la bouche, il se souvint du dernier mot de Frère
Archangias, comme d'un blasphème. Souvent le Frère lui reprochait
cette dévotion particulière à la Vierge, qu'il disait être un
véritable vol fait à la dévotion de Dieu. Selon lui, cela
amollissait les âmes, enjuponnait la religion, créait toute une
sensiblerie pieuse indigne des forts. Il gardait rancune à la Vierge
d'être femme, d'être belle, d'être mère; il se tenait en garde
contre elle, pris de la crainte sourde de se sentir tenté par sa
grâce, de succomber à sa douceur de séductrice. "Elle vous mènera
loin!" avait-il crié un jour au jeune prêtre, voyant en elle un
commencement de passion humaine, une pente aux délices des beaux
cheveux châtains, des grands yeux clairs, du mystère des robes
tombant du col à la pointe des pieds. C'était la révolte d'un saint,
qui séparait violemment la Mère du Fils, en demandant comme celui-
ci: "Femme, qu'y a-t-il de commun entre vous et moi?" Mais l'abbé
Mouret résistait, se prosternait, tâchait d'oublier les rudesses du
Frère. Il n'avait plus que ce ravissement dans la pureté immaculée
de Marie, qui le sortit de la bassesse où il cherchait à s'anéantir.
Lorsque, seul en face de la grande Vierge dorée, il s'hallucinait
jusqu'à la voir se pencher pour lui donner ses bandeaux à baiser, il
redevenait très jeune, très bon, très fort, très juste, tout envahi
d'une vie de tendresse.

La dévotion de l'abbé Mouret pour la Vierge datait de sa jeunesse.
Tout enfant, un peu sauvage, se réfugiant dans les coins, il se
plaisait à penser qu'une belle dame le protégeait, que deux yeux
bleus, très doux, avec un sourire, le suivaient partout. Souvent,
la nuit, ayant senti un léger souffle lui passer sur les cheveux,
il racontait que la Vierge était venue l'embrasser. Il avait grandi
sous cette caresse de femme, dans cet air plein d'un frôlement de
jupe divine. Dès sept ans, il contentait ses besoins de tendresse,
en dépensant tous les sous qu'on lui donnait à acheter des images de
sainteté, qu'il cachait jalousement, pour en jouir seul. Et jamais
il n'était tenté par les Jésus portant l'agneau, les Christ en
croix, les Dieu le Père se penchant avec une grande barbe au bord
d'une nuée; il revenait toujours aux tendres images de Marie, à son
étroite bouche riante, à ses fines mains tendues. Peu à peu, il les
avait toutes collectionnées: Marie entre un lis et une quenouille,
Marie portant l'enfant comme une grande soeur, Marie couronnée de
roses, Marie couronnée d'étoiles. C'était pour lui une famille de
belles jeunes filles, ayant une ressemblance de grâce, le même air
de bonté, le même visage suave, si jeunes sous leurs voiles, que,
malgré leur nom de mère de Dieu, il n'avait point peur d'elles comme
des grandes personnes. Elles lui semblaient avoir son âge, être les
petites filles qu'il aurait voulu rencontrer, les petites filles du
ciel avec lesquelles les petits garçons morts à sept ans doivent
jouer éternellement, dans un coin du paradis. Mais il était grave
déjà; il garda, en grandissant, le secret de son religieux amour,
pris des pudeurs exquises de l'adolescence. Marie vieillissait avec
lui, toujours plus âgée d'un ou deux ans, comme il convient à une
amie souveraine. Elle avait vingt ans, lorsqu'il en avait dix-huit.
Elle ne l'embrassait plus la nuit sur le front; elle se tenait à
quelques pas, les bras croisés, dans son sourire chaste,
adorablement douce. Lui, ne la nommait plus que tout bas, éprouvant
comme un évanouissement de son coeur, chaque fois que le nom chéri
lui passait sur les lèvre, dans ses prières. Il ne rêvait plus des
jeux enfantins, au fond du jardin céleste, mais une contemplation
continue, en face de cette figure blanche, si pure, à laquelle il
n'aurait pas voulu toucher de son souffle. Il cachait à sa mère
elle-même qu'il l'aimât si fort.

Puis, à quelques années de là, lorsqu'il fut au séminaire, cette
belle tendresse pour Marie, si droite, si naturelle, eut de sourdes
inquiétudes. Le culte de Marie était-il nécessaire au salut? Ne
volait-il pas Dieu, en accordant à Marie une part de son amour, la
plus grande part, ses pensées, son coeur, son tout? Questions
troublantes, combat intérieur qui le passionnait, qui l'attachait
davantage. Alors il s'enfonça dans les subtilités de son affection.
Il se donna des délices inouies à discuter la légitimité de ses
sentiments. Les livres de dévotion à la Vierge l'excusèrent, le
ravirent, l'emplirent de raisonnements, qu'il répétait avec des
recueillements de prière. Ce fut là qu'il apprit à être l'esclave de
Jésus en Marie. Il allait à Jésus par Marie. Et il citait toutes
sortes de preuves, il distinguait, il tirait des conséquences: Marie
à laquelle Jésus avait obéi sur la terre, devait être obéi par tous
les hommes; Marie gardait sa puissance de mère dans le ciel, où elle
était la grande dispensatrice des trésors de Dieu, la seule qui pût
l'implorer, la seule qui distribuât les trônes; Marie, simple
créature auprès de Dieu, mais haussée jusqu'à lui, devenait ainsi le
lien humain du ciel à terre, l'intermédiaire de toute grâce, de
toute miséricorde; et la conclusion était toujours qu'il fallait
l'aimer par-dessus tout, en Dieu lui-même. Puis, c'étaient des
curiosités théologiques plus ardues, le mariage de l'Époux céleste,
le Saint-Esprit scellant le vase d'élection, mettant la Vierge Mère
dans un miracle éternel, donnant sa pureté inviolable à la dévotion
des hommes; c'était la Vierge victorieuse de toutes les hérésies,
l'ennemie irréconciliable de Satan, l'Ève nouvelle annoncée comme
devant écraser la tête du serpent, la Porte auguste de la grâce, par
laquelle le Sauveur était entré une première fois, par laquelle il
entrerait de nouveau, au dernier jour, prophétie vague, annonce d'un
rôle plus large de Marie, qui laissait Serge sous le rêve de quelque
épanouissement immense d'amour.



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