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Text on one page: Few Medium Many
Tout le
ciel s'occupait alors de lui, marchait autour de lui, mettait dans
ses moindres actes, dans la satisfaction de ses besoins les plus
vulgaires, un sens particulier, un parfum surprenant dont ses
vêtements, sa peau elle-même, semblaient garder à jamais la
lointaine odeur. Et il se souvenait encore des promenades du jeudi.
On partait à deux heures pour quelque coin de verdure, à une lieue
de Plassans. C'était le plus souvent au bord de la Viorne, dans le
bout d'un pré, avec des saules noueux qui laissaient tremper leurs
feuilles au fil de l'eau. Il ne voyait rien, ni les grandes fleurs
jaunes du pré, ni les hirondelles buvant au vol, rasant des ailes la
nappe de la petite rivière. Jusqu'à six heures, assis par bandes
sous les saules, ses camarades et lui récitaient en choeur l'Office
de la Vierge, ou lisaient, deux à deux, les Petites Heures, le
bréviaire facultatif des jeunes séminaristes.

L'abbé Mouret eut un sourire, en rapprochant les tisons. Il ne
trouvait dans ce passé qu'une grande pureté, une obéissance
parfaite. Il était un lis, dont la bonne odeur charmait ses maîtres.
Il ne se rappelait pas un mauvais acte. Jamais il ne profitait de la
liberté absolue des promenades, pendant que les deux directeurs de
surveillance allaient causer chez un curé du voisinage, pour fumer
derrière une haie ou courir boire de la bière avec quelque ami.
Jamais il ne cachait des romans sous sa paillasse, ni n'enfermait
des bouteilles d'anisette au fond de sa table de nuit. Longtemps
même, il ne s'était pas douté les péchés qui l'entouraient, des
ailes de poulets et des gâteaux introduits en contrebande pendant le
carême, des lettres coupables apportées par les servants, des
conversations abominables tenues à voix basse, dans certains coins
de la cour. Il avait pleuré à chaudes larmes, le jour où il s'était
aperçu que peu de ses camarades aimaient Dieu pour lui-même. Il y
avait là des fils de paysans entrés dans les ordres par terreur de
la conscription, des paresseux rêvant un métier de fainéantise, des
ambitieux que troublaient déjà la vision de la crosse et de la
mitre. Et lui, en retrouvant les ordures du monde au pied des
autels, s'était replié encore sur lui-même, se donnant davantage à
Dieu, pour le consoler de l'abandon où on le laissait.

Pourtant, l'abbé se rappela qu'un jour il avait croisé les jambes, à
la classe. Le professeur lui en ayant fait le reproche, il était
devenu très rouge, comme s'il avait commis une indécence. Il était
un des meilleurs élèves, ne discutant pas, apprenant les textes par
coeur. Il prouvait l'existence et l'éternité de Dieu par des preuves
tirées de l'Écriture sainte, par l'opinion des Pères de l'Église, et
par le consentement universel de tous les peuples. Les raisonnements
de cette nature l'emplissaient d'une certitude inébranlable. Pendant
sa première année de philosophie, il travaillait son cours de
logique avec une telle application, que son professeur l'avait
arrêté, en lui répétant que les plus savants ne sont pas les plus
saints. Aussi, dès sa seconde année, s'acquittait-il de son étude de
la métaphysique, ainsi que d'un devoir réglementé, entrant pour une
très faible part dans les exercices de la journée. Le mépris de la
science lui venait; il voulait rester ignorant, afin de garder
l'humilité de sa foi. Plus tard, en théologie, il ne suivait plus le
cours d'Histoire ecclésiastique, de Rorbacher, que par soumission;
il allait jusqu'aux arguments de Gousset, jusqu'à l'Instruction
théologique de Bouvier, sans oser toucher à Bellarmin, à Liguori, à
Suarez, à saint Thomas d'Aquin. Seule, l'Écriture sainte le
passionnait. Il y trouvait le savoir désirable, une histoire d'amour
infini qui devait suffire comme enseignement aux hommes de bonne
volonté. Il n'acceptait que les affirmations de ses maîtres, se
débarrassant sur eux de tout souci d'examen, n'ayant pas besoin de
ce fatras pour aimer, accusant les livres de voler le temps à la
prière. Il avait même réussi à oublier ses années de collège. Il ne
savait plus, il n'était plus qu'une candeur, qu'une enfance ramenée
aux balbutiements du catéchisme.

Et c'était ainsi qu'il était pas à pas monté jusqu'à la prêtrise.
Ici, les souvenirs se pressaient, attendris, chauds encore de joies
célestes. Chaque année, il avait approché Dieu de plus près. Il
passait saintement les vacances, chez un oncle, se confessant tous
les jours, communiant deux fois par semaine. Il s'imposait des
jeûnes, cachait au fond de sa malle des boîtes de gros sel, sur
lesquelles il s'agenouillait des heures entières, les genoux mis à
nu. Il restait à la chapelle, pendant les récréations, ou montait
dans la chambre d'un directeur, qui lui racontait des anecdotes
pieuses, extraordinaires. Puis, quand approchait le jour de la
Sainte-Trinité, il était récompensé au delà de toute mesure, envahi
par cette émotion dont s'emplissent les séminaires à la veille des
ordinations. C'était la grande fête, le ciel s'ouvrant pour laisser
les élus gravir un nouveau degré. Lui, quinze jours à l'avance, se
mettait au pain et à l'eau. Il fermait les rideaux de sa fenêtre,
pour ne plus même voir le jour, se prosternant dans les ténèbres,
suppliant Jésus d'accepter son sacrifice. Les quatre derniers jours,
il était pris d'angoisses, de scrupules terribles qui le jetaient
hors de son lit, au milieu de la nuit, pour aller frapper à la porte
du prêtre étranger dirigeant la retraite, quelque carme déchaussé,
souvent un protestant converti, sur lequel courait une merveilleuse
histoire. Il lui faisait longuement la confession générale de sa
vie, la voix coupée de sanglots. L'absolution seule le
tranquillisait, le rafraîchissait, comme s'il avait pris un bain de
grâce. Il était tout blanc, au matin du grand jour; il avait une si
vive conscience de cette blancheur, qu'il lui semblait faire de la
lumière autour de lui. Et la cloche du séminaire sonnait de sa voix
claire, tandis que les odeurs de juin, les quarantaines en fleurs,
les résédas, les héliotropes, venaient par-dessus la haute muraille
de la cour. Dans la chapelle, les parents attendaient, en grande
toilette, émus à ce point, que les femmes sanglotaient sous leurs
voilettes. Puis, c'était le défilé: les diacres, qui allaient
recevoir la prêtrise, en chasuble d'or; les sous-diacres, en
dalmatique; les minorés, les tonsures, le surplis flottant sur les
épaules, la barrette noire à la main. L'orgue ronflait, épanouissait
les notes de flûte d'un chant d'allégresse. A l'autel, l'évêque,
assisté de deux chanoines, officiait, crosse en main. Le chapitre
était là, les prêtres de toutes les paroisses se pressaient, au
milieu d'un luxe inouï de costumes, d'un flamboiement d'or allumé
par le large rayon de soleil qui tombait d'une fenêtre de la nef.
Après l'épître, l'ordination commençait.

A cette heure, l'abbé Mouret se rappelait encore le froid des
ciseaux, lorsqu'on l'avait marqué de la tonsure, au commencement de
sa première année de théologie. Il avait eu un léger frisson. Mais
la tonsure était alors bien étroite, à peine ronde comme une pièce
de deux sous. Plus tard, à chaque nouvel ordre reçu, elle avait
grandi, toujours grandi, jusqu'à le couronner d'une tache blanche,
aussi large qu'une grande hostie. Et l'orgue ronflait plus
doucement, les encensoirs retombaient avec le bruit argentin de
leurs chaînettes, en laissant échapper un flot de fumée blanche, qui
se déroulait comme de la dentelle. Lui, se voyait en surplis, jeune
tonsuré, amené à l'autel par le maître des cérémonies; il
s'agenouillait, baissait profondément la tête, tandis que l'évêque,
avec des ciseaux d'or, lui coupait trois mèches de cheveux, une sur
le front, les deux autres près des oreilles. A un an de là, il se
voyait de nouveau, dans la chapelle pleine d'encens, recevant les
quatre ordres mineurs: il allait, conduit par un archidiacre, fermer
avec fracas la grande porte, qu'il rouvrait ensuite, pour montrer
qu'il était commis à la garde des églises; il secouait une clochette
de la main droite, annonçant par là qu'il avait le devoir d'appeler
les fidèles aux offices; il revenait à l'autel, où l'évêque lui
conférait de nouveaux privilèges, ceux de chanter les leçons, de
bénir le pain, de catéchiser les enfants, d'exorciser le démon, de
servir les diacres, d'allumer et d'éteindre les cierges. Puis, le
souvenir de l'ordination suivante lui revenait, plus solennel, plus
redoutable, au milieu du même chant des orgues, dont le roulement
semblait être la foudre même de Dieu; ce jour-là, il avait la
dalmatique de sous-diacre aux épaules, il s'engageait à jamais par
le voeu de chasteté, il tremblait de toute sa chair, malgré sa foi,
au terrible: Accedite, de l'évêque, qui mettait en fuite deux de
ses camarades, pâlissant à son côté; ses nouveaux devoirs étaient de
servir le prêtre à l'autel, de préparer les burettes, de chanter
l'épître, d'essuyer le calice, de porter la croix dans les
processions. Et, enfin, il défilait une dernière fois dans la
chapelle, sous le rayonnement du soleil de juin; mais, cette fois,
il marchait en tête du cortège, il avait l'aube nouée à la ceinture,
l'étoile croisée sur la poitrine, la chasuble tombant du cou;
défaillant d'une émotion suprême, il apercevait la figure pâle de
l'évêque qui lui donnait la prêtrise, la plénitude du sacerdoce, par
une triple imposition des mains. Après son serment d'obéissance
ecclésiastique, il se sentait comme soulevé des dalles, lorsque la
voix pleine du prélat disait la phrase latine: "Accipe Spiritum
sanctum: quorum remiseris peccata, remittuntur eis, et quorum
retineris, retenta sunt."





XVI

Cette évocation des grands bonheurs de sa jeunesse avait donné une
légère fièvre à l'abbé Mouret. Il ne sentait plus le froid. Il lâcha
les pincettes, s'approcha du lit comme s'il allait se coucher, puis
revint appuyer son front contre une vitre, regardant la nuit, sans
voir. Était-il donc malade, qu'il éprouvait ainsi une langueur des
membres, tandis que le sang lui brûlait les veines? Au séminaire, a
deux reprises, il avait eu des malaises semblables, une sorte
d'inquiétude physique qui le rendait très malheureux; une fois même,
il s'était mis au lit, avec un gros délire.



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