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Text on one page: Few Medium Many
C'était
une seule masse tassée dans la puanteur, dormant de la même haleine
pestilentielle. Sous la porte de l'étable, la senteur aigre de la
chèvre passait; pendant que le petit cochon vautré sur le dos,
soufflait grassement, près d'une écuelle vide. De son gosier de
cuivre, le grand coq fauve Alexandre jeta un cri, qui éveilla au
loin, un à un, les appels passionnés de tous les coqs du village.

Brusquement, l'abbé Mouret se souvint. La fièvre dont il entendait
la poursuite, l'avait atteint dans la basse-cour de Désirée, en face
des poules chaudes encore de leur ponte et des mères lapines,
s'arrachant le poil du ventre. Alors, la sensation d'une respiration
sur son cou fut si nette, qu'il se tourna, pour voir enfin qui le
prenait ainsi à la nuque. Et il se rappela Albine bondissant hors du
Paradou, avec la porte qui claquait sur l'apparition d'un jardin
enchanté; il se la rappela galopant le long de l'interminable
muraille, suivant le cabriolet à la course, jetant des feuilles de
bouleau au vent comme autant de baisers; il se la rappela encore, au
crépuscule, qui riait des jurons de Frère Archangias, les jupes
fuyantes au ras du chemin, pareilles à une petite fumée de poussière
roulée par l'air du soir. Elle avait seize ans; elle était étrange,
avec sa face un peu longue; sentait le grand air, l'herbe, la terre.
Et il avait d'elle une mémoire si précise, qu'il revoyait une
égratignure, à l'un de ses poignets souples, rose sur la peau
blanche. Pourquoi donc riait-elle ainsi, en le regardant de ses yeux
bleus? Il était pris dans son rire, comme dans une onde sonore qui
résonnait partout contre sa chair; il la respirait, il l'entendait
vibrer en lui. Oui, tout son mal venait de ce rire qu'il avait bu.

Debout au milieu de la chambre, les deux fenêtres ouvertes, il resta
grelottant, pris d'une peur qui lui faisait cacher la tête entre les
mains. La journée entière aboutissait donc à cette évocation d'une
fille blonde, au visage un peu long, aux yeux bleus? Et la journée
entière entrait par les deux fenêtres ouvertes. C'étaient, au loin,
la chaleur des terres rouges, la passion des grandes roches, des
oliviers poussés dans les pierres, des vignes tordant leurs bras au
bord des chemins; c'étaient, plus près, les sueurs humaines que
l'air apportait des Artaud, les senteurs fades du cimetière, les
odeurs d'encens de l'église, perverties par des odeurs de filles aux
chevelures grasses; c'étaient encore des vapeurs de fumier, la buée
de la basse-cour, les fermentations suffocantes des germes. Et
toutes ces haleines affluaient à la fois, en une même bouffée
d'asphyxie, si rude, s'enflant avec une telle violence, qu'elle
l'étouffait. Il fermait ses sens, il essayait de les anéantir. Mais,
devant lui, Albine reparut comme une grande fleur, poussée et
embellie sur ce terreau. Elle était la fleur naturelle de ces
ordures, délicate au soleil, ouvrant le jeune bouton de ses épaules
blanches, si heureuse de vivre, qu'elle sautait de sa tige et
qu'elle s'envolait sur sa bouche, en le parfumant de son long rire.

Le prêtre poussa un cri. Il avait senti une brûlure à ses lèvres.
C'était comme un jet ardent qui avait coulé dans ses veines. Alors,
cherchant un refuge, il se jeta à genoux devant la statuette de
l'Immaculée-Conception, en criant, les mains jointes:

- Sainte Vierge des Vierges, priez pour moi!





XVII.

L'Immaculée-Conception, sur la commode de noyer, souriait
tendrement, du coin de ses lèvres minces, indiquées d'un trait de
carmin. Elle était petite, toute blanche. Son grand voile blanc, qui
lui tombait de la tête aux pieds, n'avait, sur le bord, qu'un filet
d'or, imperceptible. Sa robe, drapée à longs plis droits sur un
corps sans sexe, la serrait au cou, ne dégageait que ce cou
flexible. Pas une seule mèche de ses cheveux châtains ne passait.
Elle avait le visage rose, avec des yeux clairs tournés vers le
ciel; elle joignait des mains roses, des mains d'enfant, montrant
l'extrémité des doigts sous les plis du voile, au-dessus de
l'écharpe bleue, qui semblait nouer à sa taille deux bouts flottants
du firmament. De toutes ses séductions de femme, aucune n'était nue,
excepté ses pieds, des pieds adorablement nus, foulant l'églantier
mystique. Et, sur la nudité de ses pieds, poussaient des roses d'or,
comme la floraison naturelle de sa chair deux fois pure.

- Vierge fidèle, priez pour moi! répétait désespérément le prêtre.

Celle-là ne l'avait jamais troublé. Elle n'était pas mère encore;
ses bras ne lui tendaient point Jésus, sa taille ne prenait point
les lignes rondes de la fécondité. Elle n'était pas la reine du
ciel, qui descendait couronnée d'or, vêtue d'or, ainsi qu'une
princesse de la terre, portée triomphalement par un vol de
chérubins. Celle-là ne s'était jamais montrée redoutable, ne lui
avait jamais parlé avec la sévérité d'une maîtresse toute puissante,
dont la vue seule courbe les fronts dans la poussière. Il osait la
regarder, l'aimer, sans craindre d'être ému par la courbe molle de
ses cheveux châtains; il n'avait que l'attendrissement de ses pieds
nus, ses pieds d'amour, qui fleurissaient comme un jardin de
chasteté, trop miraculeusement pour qu'il contentât son envie de les
couvrir de caresses. Elle parfumait la chambre de son odeur de lis.
Elle était le lis d'argent planté dans un vase d'or, la pureté
précieuse, éternelle, impeccable. Dans son voile blanc, si
étroitement serré autour d'elle, il n'y avait plus rien d'humain,
rien qu'une flamme vierge brûlant d'un feu toujours égal. Le soir à
son coucher, le matin à son réveil, il la trouvait là, avec son même
sourire d'extase. Il laissait tomber ses vêtements devant elle, sans
une gêne, comme devant sa propre pudeur.

- Mère très pure, Mère très chaste, Mère toujours vierge, priez pour
moi! balbutia-t-il peureusement, se serrant aux pieds de la Vierge,
comme s'il avait entendu derrière son dos le galop sonore d'Albine.
Vous êtes mon refuge, la source de ma joie, le temple de ma sagesse,
la tour d'ivoire où j'ai enfermé ma pureté. Je me remets dans vos
mains sans tache, je vous supplie de me prendre, de me recouvrir
d'un coin de votre voile, de me cacher sous votre innocence,
derrière le rempart sacré de votre vêtement, pour qu'aucun souffle
charnel ne m'atteigne là. J'ai besoin de vous, je me meurs sans
vous, je me sens à jamais séparé de vous, si vous ne m'emportez
entre vos bras secourables, loin d'ici, au milieu de la blancheur
ardente que vous habitez. Marie conçue sans péché, anéantissez-moi
au fond de la neige immaculée tombant de chacun de vos membres. Vous
êtes le prodige d'éternelle chasteté. Votre race a poussé sur un
rayon, ainsi qu'un arbre merveilleux qu'aucun germe n'a planté.
Votre fils Jésus est né du souffle de Dieu, vous-même êtes née sans
que le ventre de votre mère fût souillé, et je veux croire que cette
virginité remonte ainsi d'âge en âge, dans une ignorance sans fin de
la chair. Oh! vivre, grandir, en dehors de la honte des sens! Oh!
multiplier, enfanter, sans la nécessité abominable du sexe, sous la
seule approche d'un baiser céleste!

Cet appel désespéré, ce cri épuré de désir, avait rassuré le jeune
prêtre. La Vierge, toute blanche, les yeux au ciel, semblait sourire
plus doucement de ses minces lèvres roses. Il reprit d'une voix
attendrie:

- Je voudrais encore être enfant. Je voudrais n'être jamais qu'un
enfant marchant à l'ombre de votre robe. J'étais tout petit, je
joignais les mains pour dire le nom de Marie. Mon berceau était
blanc, mon corps était blanc, toutes mes pensées étaient blanches.
Je vous voyais distinctement, je vous entendais m'appeler, j'allais
à vous dans un sourire, sur des roses effeuillées. Et rien autre, je
ne sentais pas, je ne pensais pas, je vivais juste assez pour être
une fleur à vos pieds. On ne devrait point grandir. Vous n'auriez
autour de vous que des têtes blondes, un peuple d'enfants qui vous
aimeraient, les mains pures, les lèvres saines, les membres tendres,
sans une souillure, comme au sortir d'un bain de lait. Sur la joue
d'un enfant, on baise son âme. Seul un enfant peut dire votre nom
sans le salir. Plus tard, la bouche se gâte, empoisonne les
passions. Moi-même, qui vous aime tant, qui me suis donné à vous, je
n'ose à toute heure vous appeler, ne voulant pas vous faire
rencontrer avec mes impuretés d'homme. J'ai prié, j'ai corrigé ma
chair, j'ai dormi sous votre garde, j'ai vécu chaste; et je pleure,
en voyant aujourd'hui que je ne suis pas encore assez mort à ce
monde pour être votre fiancé. O Marie, Vierge adorable, que n'ai-je
cinq ans, que ne suis-je resté l'enfant qui collait ses lèvres sur
vos images! Je vous prendrais sur mon coeur, je vous coucherais à
mon côté, je vous embrasserais comme une amie, comme une fille de
mon âge, j'aurais votre robe étroite, votre voile enfantin, votre
écharpe bleue, toute cette enfance qui fait de vous une grande
soeur. Je ne chercherais pas à baiser vos cheveux, car la chevelure
est une nudité qu'on ne doit point voir; mais je baiserais vos pieds
nus, l'un après l'autre, pendant des nuits entières, jusqu'à que
j'aie effeuillé sous mes lèvres les roses d'or, les roses mystiques
de nos veines.

Il s'arrêta, attendant que la Vierge abaissât ses yeux bleus,
l'effleurât au front du bord de son voile. La Vierge restait
enveloppée dans la mousseline jusqu'au cou, jusqu'aux ongles,
jusqu'aux chevilles, tout entière au ciel, avec cet élancement du
corps qui la rendait fluette, dégagée déjà de la terre.

- Eh bien, continua-t-il plus follement, faites que je redevienne
enfant, Vierge bonne, Vierge puissante. Faites que j'aie cinq ans.
Prenez mes sens, prenez ma virilité. Qu'un miracle emporte tout
l'homme qui a grandi en moi. Vous régnez au ciel, rien ne vous est
plus facile que de me foudroyer, que de sécher mes organes, de me
laisser sans sexe, incapable du mal, si dépouillé de toute force,
que je ne puisse même plus lever le petit doigt sans votre
consentement. Je veux être candide, de cette candeur qui est la
vôtre, que pas un frisson humain ne saurait troubler. Je ne veux
plus sentir ni mes nerfs, ni mes muscles, ni le battement de mon
coeur, ni le travail de mes désirs.



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