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Text on one page: Few Medium Many
Il naissait. Il poussait de petits
cris involontaires, noyé de clarté, battu par des vagues d'air
chaud, sentant couler en lui tout un engouffrement de vie. Ses mains
se tendirent, et il s'abattit, il retomba sur l'oreiller, dans une
pâmoison.

Quelle heureuse et tendre journée! Le soleil entrait à droite, loin
de l'alcôve. Serge, pendant toute la matinée, le regarda s'avancer à
petits pas. Il le voyait venir à lui, jaune comme de l'or, écornant
les vieux meubles, s'amusant aux angles, glissant parfois à terre,
pareil à un bout d'étoffe dérouté. C'était une marche lente,
assurée, une approche d'amoureuse, étirant ses membres blonds,
s'allongeant jusqu'à l'alcôve d'un mouvement rythmé, avec une
lenteur voluptueuse qui donnait un désir fou de sa possession.
Enfin, vers deux heures, la nappe de soleil quitta le dernier
fauteuil, monta le long des couvertures, s'étala sur le lit, ainsi
qu'une chevelure dénouée. Serge abandonna ses mains amaigries de
convalescent à cette caresse ardente; il fermait les yeux à demi, il
sentait courir sur chacun de ses doigts des baisers de feu, il était
dans un bain de lumière, dans une étreinte d'astre. Et comme Albine
était là qui se penchait en souriant:

- Laisse-moi, balbutia-t-il, les yeux complètement fermés; ne me
serre plus si fort... Comment fais-tu donc pour me tenir ainsi, tout
entier, entre tes bras?

Puis, le soleil redescendit du lit, s'en alla à gauche, de son pas
ralenti. Alors, Serge le regarda de nouveau tourner, s'asseoir de
siège en siège, avec le regret de ne l'avoir pas retenu sur sa
poitrine. Albine était restée au bord des couvertures. Tous deux, un
bras passé au cou, virent le ciel pâlir peu à peu. Par moments, un
immense frisson semblait le blanchir d'une émotion soudaine. Les
langueurs de Serge s'y promenaient plus à l'aise, y trouvaient des
nuances exquises qu'il n'avait jamais soupçonnées. Ce n'était pas
tout du bleu, mais du bleu rose, du bleu lilas, du bleu jaune, une
chair vivante, une vaste nudité immaculée qu'un souffle faisait
battre comme une poitrine de femme. A chaque nouveau regard, au
loin, il avait des surprises, des coins inconnus de l'air, des
sourires discrets, des rondeurs adorables, des gazes cachant au fond
de paradis entrevus de grands corps superbes de déesses. Et il
s'envolait, les membres allégés par la souffrance, au milieu de
cette soie changeante, dans ce duvet innocent de l'azur; ses
sensations flottaient au-dessus de son être défaillant. Le soleil
baissait, le bleu se fondait dans de l'or pur, la chair vivante du
ciel blondissait encore, se noyait lentement de toutes les teintes
de l'ombre. Pas un nuage, un effacement de vierge qui se couche, un
déshabillement ne laissant voir qu'une raie de pudeur à l'horizon.
Le grand ciel dormant.

- Ah! le cher bambin! dit Albine, en regardant Serge qui s'était
endormi à son cou, en même temps que le ciel.

Elle le coucha, elle ferma les fenêtres. Mais le lendemain, dès
l'aube, elles étaient ouvertes. Serge ne pouvait plus vivre sans le
soleil. Il prenait des forces, il s'habituait aux bouffées de grand
air qui faisaient envoler les rideaux de l'alcôve. Même le bleu,
l'éternel bleu commençait à lui paraître fade.

Cela le laissait d'être un cygne, une blancheur, et de nager sans
fin sur le lac limpide du ciel. Il en arrivait à souhaiter un vol de
nuages noirs, quelque écroulement de nuées qui rompît la monotonie
de cette grande pureté. A mesure que la santé revenait, il avait des
besoins de sensations plus fortes. Maintenant, il passait des heures
à regarder la branche verte; il aurait voulu la voir pousser, la
voir s'épanouir, lui jeter des rameaux jusque dans son lit. Elle ne
lui suffisait plus, elle ne faisait qu'irriter ses désirs, en lui
parlant de ces arbres dont il entendait les appels profonds, sans
qu'il pût en apercevoir les cimes. C'étaient un chuchotement infini
de feuilles, un bavardage d'eaux courantes, des battements d'ailes,
toute une voix haute, prolongée, vibrante.

Quand tu pourras te lever, disait Albine, tu t'assoiras devant la
fenêtre... Tu verras le beau jardin!

Il fermait les yeux, il murmurait:

- Oh! je le vois, je l'écoute... Je sais où sont les arbres, où sont
les eaux, où poussent les violettes.

Puis, il reprenait:

- Mais je le vois mal, je le vois sans lumière... Il faut que je
sois très fort pour aller jusqu'à la fenêtre.

D'autre fois, lorsqu'elle le croyait endormi, Albine disparaissait
pendant des heures. Et, lorsqu'elle rentrait, elle le trouvait les
yeux luisants de curiosité, dévoré d'impatience. Il lui criait:

- D'où viens-tu?

Et il la prenait par les bras, lui sentait les jupes, le corsage,
les joues.

- Tu sens toutes sortes de bonnes choses... Hein? tu as marché sur
de l'herbe?

Elle riait, elle lui montrait ses bottines mouillées de rosée.

- Tu viens du jardin! tu viens du jardin! répétait-il, ravi. Je le
savais. Quand tu es entrée, tu avais l'air d'une grande fleur... Tu
m'apportes tout le jardin dans ta robe.

Il la gardait auprès de lui, la respirant comme un bouquet. Elle
revenait parfois avec des ronces, des feuilles, des bouts de bois
accrochés à ses vêtements. Alors, il enlevait ces choses, il les
cachait sous son oreiller, ainsi que des reliques. Un jour, elle lui
apporta une touffe de roses. Il fut si saisi, qu'il se mit à
pleurer. Il baisait les fleurs, il les couchait avec lui, entre ses
bras. Mais lorsqu'elles se fanèrent, cela lui causa un tel chagrin,
qu'il défendit à Albine d'en ceuillir d'autres. Il la préférait,
elle, aussi fraîche, aussi embaumée; et elle ne se fanait pas, elle
gardait toujours l'odeur de ses mains, l'odeur de ses cheveux,
l'odeur de ses joues. Il finit par l'envoyer lui-même au jardin, en
lui recommandant de ne pas remonter avant une heure.

- Vois-tu, comme cela, disait-il, j'ai du soleil, j'ai de l'air,
j'ai des roses, jusqu'au lendemain.

Souvent, en la voyant rentrer, essoufflée, il la questionnait.
Quelle allée avait-elle prise? S'était-elle enfoncée sous les
arbres, ou avait-elle suivi le bord des prés. Avait-elle vu des
nids? S'était-elle assise, derrière un églantier, ou sous un chêne,
ou à l'ombre d'un bouquet de peupliers? Puis, lorsqu'elle répondait,
lorsqu'elle tâchait de lui expliquer le jardin, il lui mettait la
main sur la bouche.

- Non, non, tais-toi, murmurait-il. J'ai tort. Je ne veux pas
savoir... J'aime mieux voir moi-même.

Et il retombait dans le rêve caressé de ces verdures qu'il sentait
près de lui, à deux pas. Pendant plusieurs jours, il ne vécut que de
ce rêve. Les premiers temps, disait-il, il avait vu le jardin plus
nettement. A mesure qu'il prenait des forces, son rêve se troublait
sous l'afflux du sang qui chauffait ses veines. Il avait des
incertitudes croissantes. Il ne pouvait plus dire si les arbres
étaient à droite, si les eaux coulaient au fond, si de grandes
roches ne s'entassaient pas sous les fenêtres. Il en causait tout
seul, très bas.

Sur les moindres indices, il établissait des plans merveilleux qu'un
chant d'oiseau, un craquement de branche, un parfum de fleur, lui
faisaient modifier, pour planter là un massif de lilas, pour
remplacer plus loin une pelouse par des plates-bandes.

A chaque heure, il dessinait un nouveau jardin, aux grands rires
d'Albine, qui répétait, lorsqu'elle le surprenait:

- Ce n'est pas ça, je t'assure. Tu ne peux pas t'imaginer. C'est
plus beau que tout ce que tu as vu de beau... Ne te casse donc pas
la tête. Le jardin est à moi, je te le donnerai. Va, il ne s'en ira
pas.

Serge, qui avait déjà eu peur de la lumière, éprouva une inquiétude,
lorsqu'il se trouva assez fort pour aller s'accouder à la fenêtre.
Il disait de nouveau: "Demain," chaque soir. Il se tournait vers la
ruelle, frissonnant, lorsque Albine rentrait et lui criait qu'elle
sentait l'aubépine, qu'elle s'était griffé les mains en se creusant
un trou dans une haie pour lui apporter toute l'odeur. Un matin,
elle dut le prendre brusquement entre les bras. Elle le porta
presque à la fenêtre, le soutint, le força à voir.

- Es-tu poltron! disait-elle avec son beau rire sonore.

Et elle agitait une de ses mains à tous les points de l'horizon, en
répétant d'un air de triomphe, plein de promesses tendres:

- Le Paradou! le Paradou!

Serge, sans voix, regardait.





IV.

Une mer de verdure, en face, à droite, à gauche, partout. Une mer
roulant sa houle de feuilles jusqu'à l'horizon, sans l'obstacle
d'une maison, d'un pan de muraille, d'une route poudreuse. Une mer
déserte, vierge, sacrée, étalant sa douceur sauvage dans l'innocence
de la solitude. Le soleil seul entrait là, se vautrait en nappe d'or
sur les prés, enfilait les allées de la course échappée de ses
rayons, laissait pendre à travers les arbres ses fins cheveux
flambants, buvait aux sources d'une lèvre blonde qui trempait l'eau
d'un frisson. Sous ce poudroiement de flammes, le grand jardin
vivait avec une extravagance de bête heureuse, lâchée au bout du
monde, loin de tout, libre de tout. C'était une débauche telle de
feuillages, une marée d'herbes si débordante, qu'il était comme
dérobé d'un bout à l'autre, inondé, noyé. Rien que des pentes
vertes, des tiges ayant des jaillissements de fontaine, des masses
moutonnantes, des rideaux de forêts hermétiquement tirés, des
manteaux de plantes grimpantes traînant à terre, des volées de
rameaux gigantesques s'abattant de tous côtés.

A peine pouvait-on, à la longue, reconnaître sous cet envahissement
formidable de la sève l'ancien dessin du Paradou. En face, dans une
sorte de cirque immense, devait se trouver le parterre, avec des
bassins effondrés, ses rampes rompues, ses escaliers déjetés, ses
statues renversées dont on apercevait les blancheurs au fond des
gazons noirs. Plus loin, derrière la ligne bleue d'une nappe d'eau,
s'étalait un fouillis d'arbres fruitiers; plus loin encore, une
haute futaie enfonçait ses dessous violâtres, rayés de lumière, une
forêt redevenue vierge, dont les cimes se mamelonnaient sans fin,
tachées du vert-jaune, du vert pâle, du vert puissant de toutes les
essences. A droite, la forêt escaladait des hauteurs, plantait des
petits bois de pins, se mourait en broussailles maigres, tandis que
des roches nues entassaient une rampe énorme, un écroulement de
montagne barrant l'horizon; des végétations ardentes y fendaient le
sol, plantes monstrueuses immobiles dans la chaleur comme des
reptiles assoupis; un filet d'argent, un éclaboussement qui
ressemblait de loin à une poussière de perles, y indiquait une chute
d'eau, la source de ces eaux calmes qui longeaient si indolemment le
parterre.



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