A B C D E F
G H I J K L M 

Total read books on site:
more than 10 000

You can read its for free!


Text on one page: Few Medium Many
Serge, charmé, restait sur le seuil, avec le désir hésitant
de tâter du pied ce lac de lumière.

- On dirait que tu as peur de te mouiller, dit Albine. Va, la terre
est solide.

Il avait hasardé un pas, surpris de la résistance douce du sable. Ce
premier contact de la terre lui donnait une secousse, un
redressement de vie, qui le planta un instant debout, grandissant,
soupirant.

- Allons, du courage, répéta Albine. Tu sais que tu m'as promis de
faire cinq pas. Nous allons jusqu'à ce mûrier qui est sous la
fenêtre... Là, tu te reposeras.

Il mit un quart d'heure pour faire les cinq pas. A chaque effort, il
s'arrêtait comme s'il lui avait fallu arracher les racines qui le
tenaient au sol. La jeune fille, qui le poussait, lui dit encore en
riant:

- Tu as l'air d'un arbre qui marche.

Et elle l'adossa contre le mûrier, dans la pluie de soleil tombant
des branches. Puis, elle le laissa, elle s'en alla d'un bond, en lui
criant de ne pas bouger. Serge, les mains pendantes, tournait
lentement la tête, en face du parc. C'était une enfance. Les
verdures pâles se noyaient d'un lait de jeunesse, baignaient dans
une clarté blonde. Les arbres restaient puérils, les fleurs avaient
des chairs de bambin, les eaux étaient bleues d'un bleu naïf de
beaux yeux grands ouverts. Il y avait, jusque sous chaque feuille,
un réveil adorable.

Serge s'était arrêté à une trouée jaune qu'une large allée faisait
devant lui, au milieu d'une masse épaisse de feuillage; tout au
bout, au levant, des prairies trempées d'or semblaient le champ de
lumière où descendait le soleil; et il attendait que le matin prît
cette allée pour couler jusqu'à lui. Il le sentait venir dans un
souffle tiède, très faible d'abord, à peine effleurant sa peau, puis
s'enflant peu à peu, si vif, qu'il en tressaillait tout entier. Il
le goûtait venir, d'une saveur de plus en plus nette, lui apportant
l'amertume saine du grand air, mettant à ses lèvres le régal des
aromates sucrés, des fruits acides, des bois laiteux. Il le
respirait venir avec les parfums qu'il cueillait dans sa course,
l'odeur de la terre, l'odeur des bois ombreux, l'odeur des plantes
chaudes, l'odeur des bêtes vivantes, tout un bouquet d'odeurs, dont
la violence allait jusqu'au vertige. Il l'entendait venir, du vol
léger d'un oiseau, rasant l'herbe, tirant du silence le jardin
entier, donnant des voix à ce qu'il touchait, lui faisant sonner aux
oreilles la musique des choses et des êtres. Il le voyait venir, du
fond de l'allée, des prairies trempées d'or, l'air rose, si gai,
qu'il éclairait son chemin d'un sourire, au loin gros comme une
tache de jour, devenu en quelques bonds la splendeur même du soleil.
Et le matin vint battre le mûrier contre lequel Serge s'adossait.
Serge naquit dans l'enfance du matin.

- Serge! Serge, cria la voix d'Albine, perdue derrière les hauts
buissons du parterre. N'aie pas peur, je suis là.

Mais Serge n'avait plus peur. Il naissait dans le soleil, dans ce
bain pur de lumière qui l'inondait. Il naissait à vingt-cinq ans,
les sens brusquement ouverts, ravi du grand ciel, de la terre
heureuse, du prodige de l'horizon étalé autour de lui. Ce jardin,
qu'il ignorait la veille, était une jouissance extraordinaire. Tout
l'emplissait d'extase, jusqu'aux brins d'herbe, jusqu'aux pierres
des allées, jusqu'aux haleines qu'il ne voyait pas et qui lui
passaient sur les joues. Son corps entier entrait dans la possession
de ce bout de nature, l'embrassait de ses membres; ses lèvres le
buvaient, ses narines le respiraient; il l'emportait dans ses
oreilles, il le cachait au fond de ses yeux. C'était à lui. Les
roses du parterre, les branches hautes de la futaie, les rochers
sonores de la chute des sources, les prés où le soleil plantait ses
épis de lumière, étaient à lui. Puis, il ferma les yeux, il se donna
la volupté de les rouvrir lentement, pour avoir l'éblouissement d'un
second réveil.

- Les oiseaux ont mangé toutes les fraises, dit Albine, qui
accourait, désolée. Tiens, je n'ai pu trouver que ces deux-là.

Mais elle s'arrêta, à quelques pas, regardant Serge avec un
étonnement ravi, frappée au coeur.

Comme tu es beau! cria-t-elle.

Et elle s'approcha davantage; elle resta là, noyée en lui,
murmurant:

- Jamais je ne t'avais vu.

Il avait certainement grandi. Vêtu d'un vêtement lâche, il était
planté droit, un peu mince encore, les membres fins, la poitrine
carrée, les épaules rondes. Son cou blanc, taché de brun à la nuque,
tournait librement, renversait légèrement la tête en arrière. La
santé, la force, la puissance, étaient sur sa face. Il ne souriait
pas, il était au repos, avec une bouche grave et douce, des joues
fermes, un nez grand, des yeux gris, très clairs, souverains. Ses
longs cheveux, qui lui cachaient tout le crâne, retombaient sur ses
épaules en boucles noires; tandis que sa barbe, légère, frisait à sa
lèvre et à son menton laissant voir le blanc de la peau.

- Tu es beau, tu es beau! répétait Albine, lentement accroupie
devant lui, levant des regards caressants. Mais pourquoi me boudes-
tu, maintenant? Pourquoi ne me dis-tu rien?

Lui, sans répondre, demeurait debout. Il avait les yeux au loin, il
ne voyait pas cette enfant à ses pieds. Il parla seul. Il dit, dans
le soleil:

- Que la lumière est bonne!

Et l'on eût dit que cette parole était une vibration même du soleil.

Elle tomba, à peine murmurée, comme un souffle musical, un frisson
de la chaleur et de la vie. Il y avait quelques jours déjà qu'Albine
n'avait plus entendu la voix de Serge. Elle la retrouvait, ainsi que
lui, changée. Il lui sembla qu'elle s'élargissait dans le parc avec
plus de douceur que la phrase des oiseaux, plus d'autorité que le
vent courbant les branches. Elle était reine, elle commandait. Tout
le jardin l'entendit, bien qu'elle eût passé comme une haleine, et
tout le jardin tressaillit de l'allégresse qu'elle lui apportait.

- Parle-moi, implora Albine. Tu ne m'as jamais parlé ainsi. En
haut, dans la chambre, quand tu n'étais pas encore muet, tu causais
avec un babillage d'enfant... D'où vient donc que je ne reconnais
plus ta voix? Tout à l'heure, j'ai cru que ta voix descendait des
arbres, qu'elle m'arrivait du jardin entier, qu'elle était un de ces
soupirs profonds qui me troublaient la nuit, avant ta venue...
Ecoute, tout se tait pour t'entendre parler encore.

Mais il continuait à ne pas la savoir là. Et elle se faisait plus
tendre.

- Non, ne parle pas, si cela te fatigue. Assois-toi à mon côté.
Nous resterons sur ce gazon, jusqu'à ce que le soleil tourne... Et,
regarde, j'ai trouvé deux fraises. J'ai eu bien de la peine, va! Les
oiseaux mangent tout. Il y en a une pour toi, les deux si tu veux;
ou bien nous les partagerons, pour goûter à chacune... Tu me diras
merci, et je t'entendrai.

Il ne voulut pas s'asseoir, il refusa les fraises qu'Albine jeta
avec dépit. Elle-même n'ouvrit plus les lèvres. Elle l'aurait
préféré malade, comme aux premiers jours, lorsqu'elle lui donnait sa
main pour oreiller et qu'elle le sentait renaître sous le souffle
dont elle lui rafraîchissait le visage. Elle maudissait la santé,
qui maintenant le dressait dans la lumière pareil à un jeune dieu
indifférent. Allait-il donc rester ainsi, sans regard pour elle? Ne
guérirait-il pas davantage, jusqu'à la voir et à l'aimer? Et elle
rêvait de redevenir sa guérison, d'achever par la seule puissance de
ses petites mains cette cure de seconde jeunesse. Elle voyait bien
qu'une flamme manquait au fond de ses yeux gris, qu'il avait une
beauté pâle, semblable à celle des statues tombées dans les orties
du parterre. Alors, elle se leva, elle vint le reprendre à la
taille, lui soufflant sur la nuque pour l'animer. Mais, ce matin-là,
Serge n'eut pas même la sensation de cette haleine qui soulevait sa
barbe soyeuse. Le soleil avait tourné, il fallut rentrer. Dans la
chambre, Albine pleura.

A partir de cette matinée, tous les jours, le convalescent fit une
courte promenade dans le jardin. Il dépassa le mûrier, il alla
jusqu'au bord de la terrasse, devant le large escalier dont les
marches rompues descendaient au parterre. Il s'habituait au grand
air, chaque bain de soleil l'épanouissait. Un jeune marronnier,
poussé d'une graine tombée, entre deux pierres de la balustrade,
crevait la résine de ses bourgeons, déployait ses éventails de
feuilles avec moins de vigueur que lui. Même un jour, il avait voulu
descendre l'escalier; mais, trahi par ses forces, il s'était assis
sur une marche, parmi des pariétaires grandies dans les fentes des
dalles. En bas, à gauche, il apercevait un petit bois de roses.
C'était là qu'il rêvait d'aller.

- Attends encore, disait Albine. Le parfum des roses est trop fort
pour toi. Je n'ai jamais pu m'asseoir sous les rosiers, sans me
sentir toute lasse, la tête perdue, avec une envie très douce de
pleurer... Va, je te mènerai sous les rosiers, et je pleurerai, car
tu me rends bien triste.





VI.

Un matin enfin, elle put le soutenir jusqu'au bas de l'escalier,
foulant l'herbe du pied devant lui, lui frayant un chemin au milieu
des églantiers qui barraient les dernières marches de leurs bras
souples. Puis, lentement, ils s'en allèrent dans le bois de roses.
C'était un bois, avec des futaies de hauts rosiers à tige, qui
élargissaient des bouquets de feuillage grands comme des arbres,
avec des rosiers en buissons, énormes, pareils à des taillis
impénétrables de jeunes chênes. Jadis, il y avait eu là, la plus
admirable collection de plants qu'on pût voir. Mais, depuis
l'abandon du parterre, tout avait poussé à l'aventure, la forêt
vierge s'était bâtie, la forêt de roses, envahissant les sentiers,
se noyant dans les rejets sauvages, mêlant les variétés à ce point,
que des roses de toutes les odeurs et de tous les éclats semblaient
s'épanouir sur les mêmes pieds. Des rosiers qui rampaient faisaient
à terre des tapis de mousse, tandis que des rosiers grimpants
s'attachaient à d'autres rosiers, ainsi que des lierres dévorants,
montaient en fusées de verdure, laissaient retomber, au moindre
souffle, la pluie de leurs fleurs effeuillées. Et des allées
naturelles s'étaient tracées au milieu du bois, d'étroits sentiers,
de larges avenues, d'adorables chemins couverts, où l'on marchait à
l'ombre, dans le parfum.



Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | Next |

N O P Q R S T
U V W X Y Z 

Your last read book:

You dont read books at this site.