A B C D E F
G H I J K L M 

Total read books on site:
more than 10 000

You can read its for free!


Text on one page: Few Medium Many
A l'infini, devant eux, se déroulaient
de larges pans d'herbes, à peine coupés de loin en loin par le
feuillage tendre d'un rideau de saules. Les pans d'herbes se
duvetaient, pareils à des pièces de velours; ils étaient d'un gros
vert peu à peu pâli dans les lointains, se noyant de jaune vif, au
bord de l'horizon, sous l'incendie du soleil. Les bouquets de
saules, tout là-bas, semblaient d'or pur, au milieu du grand frisson
de la lumière. Des poussières dansantes mettaient aux pointes des
gazons un flux de clartés, tandis qu'à certains souffles de vent,
passant librement sur cette solitude nue, les herbes se moiraient
d'un tressaillement de plantes caressées. Et, le long des prés les
plus voisins, des foules de petites pâquerettes blanches, en tas, à
la débandade, par groupes, ainsi qu'une population grouillant sur le
pavé pour quelque fête publique, peuplaient de leur joie répandue le
noir des pelouses. Des boutons-d'or avaient une gaieté de grelots de
cuivre poli, que l'effleurement d'une aile de mouche allait faire
tinter; de grands coquelicots isolés éclataient avec des pétards
rouges, s'en allaient plus loin, en bandes, étaler des mares
réjouissantes comme des fonds de cuvier encore pourpres de vin; de
grands bleuets balançaient leurs légers bonnets de paysanne ruchés
de bleu, menaçant de s'envoler par-dessus les moulins à chaque
souffle. Puis c'étaient des tapis de houques laineuses, de flouves
odorantes, de lotiers velus, des nappes de fétuques, de cretelles,
d'agrostis, de pâturins. Le sainfoin dressait ses longs cheveux
grêles, le trèfle découpait ses feuilles nettes, le plantain
brandissait des forêts de lances, la luzerne faisait des couches
molles, des édredons de satin vert d'eau broché de fleurs violâtres.
Cela, à droite, à gauche, en face, partout, roulant sur le sol plat,
arrondissant la surface moussue d'une mer stagnante, dormant sous le
ciel qui paraissait plus vaste. Dans l'immensité des herbes, par
endroits, les herbes étaient limpidement bleues, comme si elles
avaient réfléchi le bleu du ciel.

Cependant, Albine et Serge marchaient au milieu des prairies, ayant
de la verdure jusqu'aux genoux. Il leur semblait avancer dans une
eau fraîche qui leur battait les mollets. Ils se trouvaient par
instants au travers de véritables courants, avec des ruissellements
de hautes tiges penchées dont ils entendaient la fuite rapide entre
leurs jambes. Puis, des lacs calmes sommeillaient, des bassins de
gazons courts, où ils trempaient à peine plus haut que les
chevilles. Ils jouaient en marchant ainsi, non plus à tout casser,
comme dans le verger, mais à s'attarder, au contraire, les pieds
liés par les doigts souples des plantes goûtant là une pureté, une
caresse de ruisseau, qui calmait en eux la brutalité du premier âge.
Albine s'écarta, alla se mettre au fond d'une herbe géante qui lui
arrivait au menton. Elle ne passait que la tête. Elle se tint un
instant bien tranquille, appelant Serge.

- Viens donc! On est comme dans un bain. On a de l'eau verte
partout.

Puis, elle s'échappa d'un saut, sans même l'attendre, et ils
suivirent la première rivière qui leur barra la route. C'était une
eau plate, peu profonde, coulant entre deux rives de cresson
sauvage. Elle s'en allait ainsi mollement, avec des détours
ralentis, si propre, si nette, qu'elle reflétait comme une glace le
moindre jonc de ses bords. Albine et Serge durent, pendant
longtemps, en descendre le courant, qui marchait moins vite qu'eux,
avant de trouver un arbre dont l'ombre se baignât dans ce flot de
paresse. Aussi loin que portaient leurs regards, ils voyaient l'eau
nue, sur le lit des herbes, étirer ses membres purs, s'endormir en
plein soleil du sommeil souple, à demi dénoué, d'une couleuvre
bleuâtre. Enfin, ils arrivèrent à un bouquet de trois saules; deux
avaient les pieds dans l'eau, l'autre était planté un peu en
arrière; troncs foudroyés, émiettés par l'âge, que couronnaient des
chevelures blondes d'enfant. L'ombre était si claire, qu'elle rayait
à peine de légères hachures la rive ensoleillée. Cependant, l'eau si
unie en amont et en aval avait là un court frisson, un trouble de sa
peau limpide, qui témoignait de sa surprise à sentir ce bout de
voile traîner sur elle. Entre les trois saules, un coin de pré
descendait par une pente insensible, mettant des coquelicots jusque
dans les fentes des vieux troncs crevés. On eût dit une tente de
verdure, plantée sur trois piquets, au bord de l'eau, dans le désert
roulant des herbes.

- C'est ici, c'est ici! cria Albine, en se glissant sous les
saules.

Serge s'assit à côté d'elle, les pieds presque dans l'eau. Il
regardait autour de lui, il murmurait:

- Tu connais tout, tu sais les meilleurs endroits... On dirait une
île de dix pieds carrés, rencontrée en pleine mer.

- Oui, nous sommes chez nous, reprit-elle, si joyeuse, qu'elle tapa
les herbes de son poing. C'est une maison à nous... Nous allons tout
faire.

Puis, comme prise d'une idée triomphante, elle se jeta contre lui,
lui dit dans la figure, avec une explosion de joie:

- Veux-tu être mon mari? Je serai ta femme.

Il fut enchanté de l'invention; il répondit qu'il voulait bien être
le mari, riant plus haut qu'elle. Alors, elle, tout d'un coup,
devint sérieuse; elle affecta un air pressé de ménagère.

- Tu sais, dit-elle, c'est moi qui commande... Nous déjeunerons
quand tu auras mis la table.

Et elle lui donna des ordres impérieux. Il dut serrer tout ce
qu'elle tira de ses poches dans le creux d'un saule, qu'elle
appelait "l'armoire". Les chiffons étaient le linge; le peigne
représentait le nécessaire de toilette; les aiguilles et la ficelle
devaient servir à raccommoder les vêtements des explorateurs. Quant
aux provisions de bouche, elles consistaient dans la petite
bouteille de vin et les quelques croûtes de la ville. A la vérité,
il y avait encore les allumettes pour faire cuire le poisson qu'on
devait prendre.

Comme il achevait de mettre la table, la bouteille au milieu, les
trois croûtes alentour, il hasarda l'observation que le régal serait
mince. Mais elle haussait les épaules, en femme supérieure. Elle se
mit les pieds à l'eau, disant sévèrement:

- C'est moi qui pêche. Toi, tu me regarderas.

Pendant une demi-heure, elle se donna une peine infinie pour
attraper des petits poissons avec les mains. Elle avait relevé ses
jupes, nouées d'un bout de ficelle. Elle s'avançait prudemment,
prenant des précautions infinies afin de ne pas remuer l'eau; puis,
lorsqu'elle était tout près du petit poisson, tapi entre deux
pierres, elle allongeait son bras nu, faisait un barbotage terrible,
ne tenait qu'une poignée de graviers. Serge alors riait aux éclats,
ce qui la ramenait à la rive, courroucée, lui criant qu'il n'avait
pas le droit de rire.

- Mais, finit-il par dire, avec quoi le feras-tu cuire, ton
poisson? Il n'y a pas de bois.

Cela acheva de la décourager. D'ailleurs, ce poisson-là ne lui
paraissait pas fameux. Elle sortit de l'eau, sans songer à remettre
ses bas. Elle courait dans l'herbe, les jambes nues, pour se sécher.
Et elle retrouvait son rire, parce qu'il y avait des herbes qui la
chatouillaient sous la plante des pieds.

- Oh! de la pimprenelle! dit-elle brusquement, en se jetant à
genoux. C'est ça qui est bon! Nous allons nous régaler.

Serge dut mettre sur la table un tas de pimprenelle. Ils mangèrent
de la pimprenelle avec leur pain. Albine affirmait que c'était
meilleur que de la noisette. Elle servait en maîtresse de maison,
coupait le pain de Serge, auquel elle ne voulut jamais confier son
couteau.

- Je suis la femme, répondait-elle sérieusement à toutes les
révoltes qu'il tentait.

Puis, elle lui fit reporter dans "l'armoire" les quelques gouttes de
vin qui restaient au fond de la bouteille. Il fallut même qu'il
balayât l'herbe, pour qu'on pût passer de la salle à manger dans la
chambre à coucher. Albine se coucha la première, tout de son long,
en disant:

- Tu comprends, maintenant, nous allons dormir... Tu dois te
coucher à côté de moi, tout contre moi.

Il s'allongea ainsi qu'elle le lui ordonnait. Tous deux se tenaient
très raides, se touchant des épaules aux pieds, les mains vides,
rejetées en arrière, par-dessus leurs têtes. C'étaient surtout leurs
mains qui les embarrassaient. Ils conservaient une gravité
convaincue. Ils regardaient en l'air, de leurs yeux grands ouverts,
disant qu'ils dormaient et qu'ils étaient bien.

- Vois-tu, murmurait Albine, quand on est marié, on a chaud... Tu
ne me sens pas?

- Si, tu es comme un édredon... Mais il ne faut pas parler, puisque
nous dormons. C'est meilleur de ne pas parler.

Ils restèrent longtemps silencieux, toujours très graves. Ils
avaient roulé leurs têtes, les éloignant insensiblement, comme si la
chaleur de leurs haleines les eût gênés. Puis, au milieu du grand
silence, Serge ajouta cette seule parole:

- Moi, je t'aime bien.

C'était l'amour avant le sexe, l'instinct d'aimer qui plante les
petits hommes de dix ans sur le passage des bambines en robes
blanches. Autour d'eux, les prairies largement ouvertes les
rassuraient de la légère peur qu'ils avaient l'un de l'autre. Ils se
savaient vus de toutes les herbes, vus du ciel dont le bleu les
regardait à travers le feuillage grêle; et cela ne les dérangeait
pas. La tente des saules, sur leurs têtes, était un simple pan
d'étoffe transparente, comme si Albine avait pendu là un coin de sa
robe. L'ombre restait si claire, qu'elle ne leur soufflait pas les
langueurs des taillis profonds, les sollicitations des trous perdus,
des alcôves vertes. Du bout de l'horizon, leur venait un air libre,
un vent de santé, apportant la fraîcheur de cette mer de verdure, où
il soulevait une houle de fleurs; tandis que, à leurs pieds, la
rivière était une enfance de plus, une candeur dont le filet de voix
fraîche leur semblait la voix lointaine de quelque camarade qui
riait. Heureuse solitude, toute pleine de sérénité, dont la nudité
s'étalait avec une effronterie adorable d'ignorance! Immense champ,
au milieu duquel le gazon étroit qui leur servait de première couche
prenait une naïveté de berceau.

- Voilà, c'est fini, dit Albine en se levant.



Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | Next |

N O P Q R S T
U V W X Y Z 

Your last read book:

You dont read books at this site.