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Text on one page: Few Medium Many
Elle avait
ouvert les yeux très grands. Il restait la bouche légèrement
avancée. Tous deux, sans rougir, se regardaient. Quelque chose de
puissant, de souverain les envahissait; c'était comme une rencontre
longtemps attendue, dans laquelle ils se revoyaient grandis, faits
l'un pour l'autre, à jamais liés. Ils s'étonnèrent un instant,
levèrent les regards vers la voûte religieuse des feuillages,
parurent interroger le peuple paisible des arbres, pour retrouver
l'écho de leur baiser. Mais, en face de la complaisance sereine de
la futaie, ils eurent une gaieté d'amoureux impunis, une gaieté
prolongée, sonnante, toute pleine de l'éclosion bavarde de leur
tendresse.

- Ah! conte-moi les jours où tu m'as aimée. Dis-moi tout...
M'aimais-tu, lorsque tu dormais sur ma main? M'aimais-tu, la fois
que je suis tombée du cerisier, et que tu étais en bas, si pâle, les
bras tendus? M'aimais-tu, au milieu des prairies, quand tu me
prenais à la taille pour me faire sauter les ruisseaux?

- Tais-toi, laisse-moi dire. Je t'ai toujours aimée... Et toi,
m'aimais-tu? M'aimais-tu?

Jusqu'à la nuit, ils vécurent de ce mot aimer qui, sans cesse,
revenait avec une douceur nouvelle. Ils le cherchaient, le
ramenaient dans leurs phrases, le prononçaient hors de propos, pour
la seule joie de le prononcer. Serge ne songea pas à mettre un
second baiser sur les lèvres d'Albine. Cela suffisait à leur
ignorance, de garder l'odeur du premier. Ils avaient retrouvé leur
chemin, sans s'être souciés des sentiers le moins du monde. Comme
ils sortaient de la forêt, le crépuscule était tombé, la lune se
levait, jaune, entre les verdures noires. Et ce fut un retour
adorable, au milieu du parc, avec cet astre discret qui les
regardait par tous les trous des grands arbres. Albine disait que la
lune les suivait. La nuit était très douce, chaude d'étoiles. Au
loin, les futaies avaient un grand murmure, que Serge écoutait, en
songeant: "Elles causent de nous."

Lorsqu'ils traversèrent le parterre, ils marchèrent dans un parfum
extraordinairement doux, ce parfum que les fleurs ont la nuit, plus
alangui, plus caressant, qui est comme la respiration même de leur
sommeil.

- Bonne nuit, Serge.

- Bonne nuit, Albine.

Ils s'étaient pris les mains, sur le palier du premier étage, sans
entrer dans la chambre, où ils avaient l'habitude de se souhaiter le
bonsoir. Ils ne s'embrassèrent pas. Quand il fut seul, assis au bord
de son lit, Serge écouta longuement Albine qui se couchait, en haut,
au-dessus de sa tête. Il était las d'un bonheur qui lui endormait
les membres.





XII.

Mais, les jours suivants, Albine et Serge restèrent embarrassés l'un
devant l'autre. Ils évitèrent de faire aucune allusion à leur
promenade sous les arbres. Ils n'avaient pas échangé un baiser, ils
ne s'étaient pas dit qu'ils s'aimaient. Ce n'était point une honte
qui les empêchait de parler, mais une crainte, une peur de gâter
leur joie. Et, lorsqu'ils n'étaient plus ensemble, ils ne vivaient
que du bon souvenir; ils s'y enfonçaient, ils revivaient les heures
qu'ils avaient passées, les bras à la taille, à se caresser le
visage de leur haleine. Cela avait fini par leur donner une grosse
fièvre. Ils se regardaient, les yeux meurtris, très tristes, causant
de choses qui ne les intéressaient pas. Puis, après de longs
silences, Serge demandait à Albine d'une voix inquiète:

- Tu es souffrante?

Mais elle hochait la tête; elle répondait:

- Non, non. C'est toi qui ne te portes pas bien. Tes mains brûlent.

Le parc leur causait une sourde inquiétude qu'ils ne s'expliquaient
pas. Il y avait un danger au détour de quelque sentier, qui les
guettait, qui les prendrait à la nuque pour les renverser par terre
et leur faire du mal. Jamais ils n'ouvraient la bouche de ces
choses; mais, à certains regards poltrons, ils se confessaient cette
angoisse, qui les rendait singuliers, comme ennemis. Cependant, un
matin, Albine hasarda, après une longue hésitation:

- Tu as tort de rester toujours enfermé. Tu retomberas malade.

Serge eut un rire gêné.

- Bah! murmura-t-il, nous sommes allés partout, nous connaissons
tout le jardin.

Elle dit non de la tête; puis, elle répéta très bas

- Non, non... Nous ne connaissons pas les rochers, nous ne sommes
pas allés aux sources. C'est là que je me chauffais, l'hiver. Il y a
des coins où les pierres elles-mêmes semblent vivre.

Le lendemain, sans avoir ajouté un mot, ils sortirent. Ils montèrent
à gauche, derrière la grotte où dormait la femme de marbre. Comme
ils posaient le pied sur les premières pierres, Serge dit:

- Ça nous avait laissé un souci. Il faut voir partout. Peut-être
serons-nous tranquilles après.

La journée était étouffante, d'une chaleur lourde d'orage. Ils
n'avaient pas osé se prendre à la taille. Ils marchaient l'un
derrière l'autre, tout brûlants de soleil. Elle profita d'un
élargissement du sentier pour le laisser passer devant elle; car
elle était inquiétée par son haleine, elle souffrait de le sentir
derrière son dos, si près de ses jupes. Autour d'eux, les rochers
s'élevaient par larges assises; des rampes douces étageaient des
champs d'immenses dalles, hérissés d'une rude végétation. Ils
rencontrèrent d'abord des genêts d'or, des nappes de thym, des
nappes de sauge, des nappes de lavande, toutes les plantes
balsamiques, et les genévriers âpres, et les romarins amers, d'une
odeur si forte qu'elle les grisait. Aux deux côtés du chemin, des
houx, par moments, faisaient des haies, qui ressemblaient à des
ouvrages délicats de serrurerie, à des grilles de bronze noir, de
fer forgé, de cuivre poli, très compliquées d'ornements, très
fleuries de rosaces épineuses. Puis, il leur fallut traverser un
bois de pins, pour arriver aux sources; l'ombre maigre pesait à
leurs épaules comme du plomb; les aiguilles sèches craquaient à
terre, sous leurs pieds, avec une légère poussière de résine, qui
achevait de leur brûler les lèvres.

- Ton jardin ne plaisante pas, par ici, dit Serge en se tournant
vers Albine.

Ils sourirent. Ils étaient au bord des sources. Ces eaux claires
furent un soulagement pour eux. Elles ne se cachaient pourtant pas
sous des verdures, comme les sources des plaines, qui plantent
autour d'elles d'épais feuillages, afin de dormir paresseusement à
l'ombre. Elles naissaient en plein soleil, dans un trou du roc, sans
un brin d'herbe qui verdit leur eau bleue. Elles paraissaient
d'argent, toutes trempées de la grande lumière. Au fond d'elles, le
soleil était sur le sable, en une poussière de clarté vivante qui
respirait. Et, du premier bassin, elles s'en allaient, elles
allongeaient des bras d'une blancheur pure; elles rebondissaient,
pareilles à des nudités joueuses d'enfant; elles tombaient
brusquement en une chute, dont la courbe molle semblait renverser un
torse de femme, d'une chair blonde.

- Trempe tes mains, cria Albine. Au fond, l'eau est glacée.

En effet, ils purent se rafraîchir les mains. Ils se jetèrent de
l'eau au visage; ils restèrent là, dans la buée de pluie qui montait
des nappes ruisselantes. Le soleil était comme mouillé.

- Tiens, regarde! cria de nouveau Albine. Voilà le parterre, voilà
les prairies, voilà la forêt.

Un moment, ils regardèrent le Paradou étalé à leurs pieds.

- Et tu vois, continua-t-elle, on n'aperçoit pas le moindre bout de
muraille. Tout le pays est à nous, jusqu'au bord du ciel.

Ils s'étaient, enfin, pris à la taille, sans le savoir, d'un geste
rassuré et confiant. Les sources calmaient leur fièvre. Mais, comme
ils s'éloignaient, Albine parut céder à un souvenir; elle ramena
Serge, en disant:

- Là, au bas des rochers, j'ai vu la muraille, une fois. Il y a
longtemps.

- Mais on ne voit rien, murmura Serge, légèrement pâle.

- Si, si... Elle doit être derrière l'avenue des marronniers, après
ces broussailles.

Puis, sentant le bras de Serge qui la serrait plus nerveusement,
elle ajouta:

- Je me trompe peut-être... Pourtant, je me rappelle que je l'ai
trouvée tout d'un coup devant moi, en sortant de l'allée. Elle me
barrait le chemin, si haute, que j'en ai eu peur... Et, à quelques
pas de là, j'ai été bien surprise. Elle était crevée, elle avait un
trou énorme, par lequel on apercevait tout le pays d'à côté.

Serge la regarda, avec une supplication inquiète dans les yeux. Elle
eut un haussement d'épaules pour le rassurer.

- Oh! mais j'ai bouché le trou! Va, je te l'ai dit, nous sommes
bien seuls... Je l'ai bouché tout de suite. J'avais mon couteau.
J'ai coupé des ronces, j'ai roulé de grosses pierres. Je défie bien
à un moineau de passer... Si tu veux, nous irons voir, un de ces
jours. Ça te tranquillisera.

Il dit non de la tête. Puis, ils s'en allèrent, se tenant à la
taille; mais ils étaient redevenus anxieux. Serge abaissait des
regards de côté sur le visage d'Albine, qui souffrait, les paupières
battantes, à être ainsi regardée. Tous deux auraient voulu
redescendre, s'éviter le malaise d'une promenade plus longue. Et,
malgré eux, comme cédant à une force qui les poussait, ils
tournèrent un rocher, ils arrivèrent sur un plateau, où les
attendait de nouveau l'ivresse du grand soleil. Ce n'était plus
l'heureuse langueur des plantes aromatiques, le musc du thym,
l'encens de la lavande. Ils écrasaient des herbes puantes:
l'absinthe, d'une griserie amère; la rue, d'une odeur de chair
fétide; la valériane, brûlante, toute trempée de sa sueur
aphrodisiaque. Des mandragores, des ciguës, des hellébores, des
belladones, montait un vertige à leurs tempes, un assoupissement,
qui les faisait chanceler aux bras l'un de l'autre, le coeur sur les
lèvres.

- Veux-tu que je te prenne? demanda Serge à Albine, en la sentant
s'abandonner contre lui.

Il la serrait déjà entre ses deux bras. Mais elle se dégagea,
respirant fortement.

- Non, tu m'étouffes, dit-elle. Laisse. Je ne sais ce que j'ai. La
terre remue sous mes pieds... Vois-tu, c'est là que j'ai mal.

Elle lui prit une main qu'elle posa sur sa poitrine. Alors, lui,
devint tout blanc. Il était plus défaillant qu'elle. Et tous deux
avaient des larmes au bord des yeux, de se voir ainsi, sans trouver
de remède à leur grand malheur.



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