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Text on one page: Few Medium Many
Il était plus défaillant qu'elle. Et tous deux
avaient des larmes au bord des yeux, de se voir ainsi, sans trouver
de remède à leur grand malheur. Allaient-ils donc mourir là, de ce
mal inconnu?

- Viens à l'ombre, viens t'asseoir, dit Serge. Ce sont ces plantes
qui nous tuent, avec leurs odeurs.

Il la conduisit par le bout des doigts, car elle tressaillait,
lorsqu'il lui touchait seulement le poignet. Le bois d'arbres verts
où elle s'assit était fait d'un beau cèdre, qui élargissait à plus
de dix mètres les toits plats de ses branches. Puis, en arrière,
poussaient les essences bizarres des conifères; les cupressus au
feuillage mou et plat comme une épaisse guipure; les abiès, droits
et graves, pareils à d'anciennes pierres sacrées, noires encore du
sang des victimes; les taxus, dont les robes sombres se frangeaient
d'argent; toutes les plantes à feuillage persistant, d'une
végétation trapue, à la verdure foncée de cuir verni, éclaboussée de
jaune et de rouge, si puissante, que le soleil glissait sur elle
sans l'assouplir. Un araucaria surtout était étrange, avec ses
grands bras réguliers, qui ressemblaient à une architecture de
reptiles, entés les uns sur les autres, hérissant leurs feuilles
imbriquées comme des écailles de serpents en colère. Là, sous ces
ombrages lourds, la chaleur avait un sommeil voluptueux. L'air
dormait, sans un souffle, dans une moiteur d'alcôve. Un parfum
d'amour oriental, le parfum des lèvres peintes de la Sunamite,
s'exhalait des bois odorants.

- Tu ne t'assois pas? dit Albine.

Et elle s'écartait un peu, pour lui faire place. Mais lui, recula,
se tint debout. Puis, comme elle l'invitait de nouveau, il se laissa
glisser sur les genoux, à quelques pas. Il murmurait:

- Non, j'ai plus de fièvre que toi, je te brûlerais... Ecoute, si
je n'avais pas peur de te faire du mal, je te prendrais dans mes
bras, si fort, si fort, que nous ne sentirions plus nos souffrances.

Il se traîna sur les genoux, il s'approcha un peu.

- Oh! t'avoir dans mes bras, t'avoir dans ma chair... Je ne pense
qu'à cela. La nuit, je m'éveille, serrant le vide, serrant ton rêve.
Je voudrais ne te prendre d'abord que par le bout du petit doigt;
puis, je t'aurais tout entière, lentement, jusqu'à ce qu'il ne reste
rien de toi, jusqu'à ce que tu sois devenue mienne, de tes pieds au
dernier de tes cils. Je te garderais toujours. Ce doit être un bien
délicieux, de posséder ainsi ce qu'on aime. Mon coeur fondrait dans
ton coeur.

Il s'approcha encore. Il aurait touché le bord de ses jupes, s'il
avait allongé les mains.

- Mais, je ne sais pas, je me sens loin de toi... Il y a quelque
mur entre nous que mes poings fermés ne sauraient abattre. Je suis
fort pourtant, aujourd'hui; je pourrais te lier de mes bras, te
jeter sur mon épaule, t'emporter comme une chose à moi. Et ce n'est
pas cela. Je ne t'aurais pas assez. Quand mes mains te prennent,
elles ne tiennent qu'un rien de ton être... Où es-tu donc tout
entière, pour que j'aille t'y chercher?

Il était tombé sur les coudes, prosterné, dans une attitude écrasée
d'adoration. Il posa un baiser au bord de la jupe d'Albine. Alors,
comme si elle avait reçu ce baiser sur la peau, elle se leva toute
droite. Elle portait les mains à ses tempes, affolée, balbutiante.

- Non, je t'en supplie, marchons encore.

Elle ne fuyait pas. Elle se laissait suivre par Serge, lentement,
éperdument, les pieds butant contre les racines, la tête toujours
entre les mains, pour étouffer la clameur qui montait en elle. Et
quand ils sortirent du petit bois, ils firent quelques pas sur des
gradins de rocher, où s'accroupissait tout un peuple ardent de
plantes grasses. C'était un rampement, un jaillissement de bêtes
sans nom entrevues dans un cauchemar, de monstres tenant de
l'araignée, de la chenille, du cloporte, extraordinairement grandis,
à peau nue et glauque, à peau hérissée de duvets immondes, traînant
des membres infirmes, des jambes avortées, des bras cassés, les uns
ballonnés comme des ventres obscènes, les autres avec des échines
grossies d'un pullulement de gibbosités, d'autres dégingandés, en
loques, ainsi que des squelettes aux charnières rompues. Les
mamillaria entassaient des pustules vivantes, un grouillement de
tortues verdâtres, terriblement barbues de longs crins plus durs que
des pointes d'acier. Les échinocactus, montrant davantage de peau,
ressemblaient à des nids de jeunes vipères nouées. Les échinopsis
n'étaient qu'une bosse, une excroissance au poil roux, qui faisait
songer à quelque insecte géant roulé en boule. Les opuntias
dressaient en arbres leurs feuilles charnues, poudrées d'aiguilles
rougies, pareilles à des essaims d'abeilles microscopiques, à des
bourses pleines de vermine et dont les mailles crevaient. Les
gastérias élargissaient des pattes de grands faucheux renversés, aux
membres noirâtres, pointillés, striés, damassés. Les cereus
plantaient des végétations honteuses, des polypiers énormes,
maladies de cette terre trop chaude, débauches d'une sève
empoisonnée. Mais les aloès surtout épanouissaient en foule leurs
coeurs de plantes pâmées; il y en avait de tous les verts, de
tendres, de puissants, de jaunâtres, de grisâtres, de bruns
éclaboussés de rouille, de verts foncés bordés d'or pâle; il y en
avait de toutes les formes, aux feuilles larges découpées comme des
coeurs, aux feuilles minces semblables à des lames de glaive, les
uns dentelés d'épines, les autres finement ourlés; d'énormes portant
à l'écart le haut bâton de leurs fleurs, d'où pendaient des colliers
de corail rose; de petits poussés en tas sur une tige, ainsi que des
floraisons charnues, dardant de toutes parts des langues agiles de
couleuvre.

- Retournons à l'ombre, implora Serge. Tu t'assoiras comme tout à
l'heure, et je me mettrai à genoux, et je te parlerai.

Il pleuvait là de larges gouttes de soleil. L'astre y triomphait, y
prenait la terre nue, la serrait contre l'embrasement de sa
poitrine. Dans l'étourdissement de la chaleur, Albine chancela, se
tourna vers Serge.

- Prends-moi, dit-elle d'une voix mourante.

Dès qu'ils se touchèrent, ils s'abattirent, les lèvres sur les
lèvres, sans un cri. Il leur semblait tomber toujours, comme si le
roc se fût enfoncé sous eux, indéfiniment. Leurs mains errantes
cherchaient sur leur visage, sur leur nuque, descendaient le long de
leurs vêtements. Mais c'était une approche si pleine d'angoisse,
qu'ils se relevèrent presque aussitôt, exaspérés, ne pouvant aller
plus loin dans le contentement de leurs désirs. Et ils s'enfuirent,
chacun par un sentier différent. Serge courut jusqu'au pavillon, se
jeta sur son lit, la tête en feu, le coeur au désespoir. Albine ne
rentra qu'à la nuit, après avoir pleuré toutes ses larmes, dans un
coin du jardin. Pour la première fois, ils ne revenaient pas
ensemble, las de la joie des longues promenades. Pendant trois
jours, ils se boudèrent. Ils étaient horriblement malheureux.





XIII.

Cependant, à cette heure, le parc entier était à eux. Ils en avaient
pris possession, souverainement. Pas un coin de terre qui ne leur
appartint. C'était pour eux que le bois de roses fleurissait, que le
parterre avait des odeurs douces, alanguies, dont les bouffées les
endormaient, la nuit, par leurs fenêtres ouvertes. Le verger les
nourrissait, emplissait de fruits les jupes d'Albine, les
rafraîchissait de l'ombre musquée de ses branches, sous lesquelles
il faisait si bon déjeuner, après le lever du soleil. Dans les
prairies, ils avaient les herbes et les eaux: les herbes qui
élargissaient indéfiniment leur royaume, en déroulant sans cesse
devant eux des tapis de soie; les eaux qui étaient la meilleure de
leurs joies, leur grande pureté, leur grande innocence, le
ruissellement de fraîcheur où ils aimaient à tremper leur jeunesse.
Ils possédaient la forêt, depuis les chênes énormes que dix hommes
n'auraient pu embrasser, jusqu'aux bouleaux minces qu'un enfant
aurait cassé d'un effort; la forêt avec tous ses arbres, toute son
ombre, ses avenues, ses clairières, ses trous de verdure, inconnus
aux oiseaux eux-mêmes; la forêt dont ils disposaient à leur guise,
comme d'une tente géante, pour y abriter, à l'heure de midi, leur
tendresse née du matin. Ils régnaient partout, même sur les rochers,
sur les sources, sur ce sol terrible, aux plantes monstrueuses, qui
avait tressailli sous le poids de leurs corps, et qu'ils aimaient,
plus que les autres couches molles du jardin, pour l'étrange frisson
qu'ils y avaient goûté. Ainsi, maintenant, en face, à gauche, à
droite, ils étaient les maîtres, ils avaient conquis leur domaine,
ils marchaient au milieu d'une nature amie, qui les connaissait, les
saluant d'un rire au passage, s'offrant à leurs plaisirs, en
servante soumise. Et ils jouissaient encore du ciel, du large pan
bleu étalé au-dessus de leurs têtes; les murailles ne l'enfermaient
pas, mais il appartenait à leurs yeux, il entrait dans leur bonheur
de vivre, le jour avec son soleil triomphant, la nuit avec sa pluie
chaude d'étoiles. Il les ravissait à toutes les minutes de la
journée, changeant comme une chair vivante, plus blanc au matin
qu'une fille à son lever, doré à midi d'un désir de fécondité, pâmé
le soir dans la lassitude heureuse de ses tendresses. Jamais il
n'avait le même visage. Chaque soir, surtout, il les émerveillait, à
l'heure des adieux. Le soleil glissant à l'horizon trouvait toujours
un nouveau sourire. Parfois, il s'en allait, au milieu d'une paix
sereine, sans un nuage, noyé peu à peu dans un bain d'or. D'autres
fois, il éclatait en rayons de pourpre, il crevait sa robe de
vapeur, s'échappait en ondées de flammes qui barraient le ciel de
queues de comètes gigantesques, dont les chevelures incendiaient les
cimes des hautes futaies. Puis, c'étaient, sur des plages de sable
rouge, sur des bancs allongés de corail rose, un coucher d'astre
attendri, soufflant un à un ses rayons; ou encore un coucher
discret, derrière quelque gros nuage, drapé comme un rideau d'alcôve
de soie grise, ne montrant qu'une rougeur de veilleuse, au fond de
l'ombre croissante; ou encore un coucher passionné, des blancheurs
renversées, peu à peu saignantes sous le disque embrasé qui les
mordait, finissant par rouler avec lui derrière l'horizon, au milieu
d'un chaos de membres tordus qui s'écroulait dans de la lumière.

Les plantes seules n'avaient pas fait leur soumission.



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