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Text on one page: Few Medium Many
Albine et
Serge marchaient royalement dans la foule des animaux qui leur
rendaient obéissance. Lorsqu'ils traversaient le parterre, des vols
de papillons se levaient pour le plaisir de leurs yeux, les
éventaient de leurs ailes battantes, les suivaient comme le frisson
vivant du soleil, comme des fleurs envolées secouant leur parfum. Au
verger, ils se rencontraient, en haut des arbres, avec les oiseaux
gourmands; les pierrots, les pinsons, les loriots, les bouvreuils,
leur indiquaient les fruits les plus mûrs, tout cicatrisés des coups
de leur bec; et il y avait là un vacarme d'écoliers en récréation,
une gaieté turbulente de maraude, des bandes effrontées qui venaient
voler des cerises à leurs pieds, pendant qu'ils déjeunaient, à
califourchon sur les branches. Albine s'amusait plus encore dans les
prairies, à prendre les petites grenouilles vertes accroupies le
long des brins de jonc, avec leurs yeux d'or, leur douceur de bêtes
contemplatives; tandis que, à l'aide d'une paille sèche, Serge
faisait sortir les grillons de leurs trous, chatouillait le ventre
des cigales pour les engager à chanter, ramassait des insectes
bleus, des insectes roses, des insectes jaunes, qu'il promenait
ensuite sur ses manches, pareils à des boutons de saphir, de rubis
et de topaze; puis, là était la vie mystérieuse des rivières, les
poissons à dos sombre filant dans le vague de l'eau, les anguilles
devinées au trouble léger des herbes, le frai s'éparpillant au
moindre bruit comme une fumée de sable noirâtre, les mouches montées
sur de grands patins ridant la nappe morte de larges ronds argentés,
tout ce pullulement silencieux qui les retenait le long des rives
leur donnait l'envie souvent de se planter, les jambes nues, au beau
milieu du courant, pour sentir le glissement sans fin de ces
millions d'existences. D'autres jours, les jours de langueur tendre,
c'était sous les arbres de la forêt, dans l'ombre sonore, qu'ils
allaient écouter les sérénades de leurs musiciens, la flûte de
cristal des rossignols, la petite trompette argentine des mésanges,
l'accompagnement lointain des coucous; ils s'émerveillaient du vol
brusque des faisans, dont la queue mettait comme une raie de soleil
au milieu des branches; ils s'arrêtaient, souriants, laissant passer
à quelques pas une bande joueuse de jeunes chevreuils, ou des
couples de cerfs sérieux qui ralentissaient leur trot pour les
regarder. D'autres jours encore, lorsque le ciel brûlait, ils
montaient sur les roches, ils prenaient plaisir aux nuées de
sauterelles que leurs pieds faisaient lever des landes de thym, avec
le crépitement d'un brasier qui s'effare; les couleuvres déroulées
au bord des buissons roussis, les lézards allongés sur les pierres
chauffées à blanc, les suivaient d'un oeil amical; les flamants
roses, qui trempaient leurs pattes dans l'eau des sources, ne
s'envolaient pas à leur approche, rassurant par leur gravité
confiante les poules d'eau assoupies au milieu du bassin.

Cette vie du parc, Albine et Serge ne la sentaient grandir autour
d'eux que depuis le jour où ils s'étaient senti vivre eux-mêmes,
dans un baiser. Maintenant, elle les assourdissait par instants,
elle leur parlait une langue qu'ils n'entendaient pas, elle leur
adressait des sollicitations, auxquelles ils ne savaient comment
céder. C'était cette vie, toutes ces voix et ces chaleurs d'animaux,
toutes ces odeurs et ces ombres de plantes, qui les troublaient, au
point de les fâcher l'un contre l'autre. Et, cependant, ils ne
trouvaient dans le parc qu'une familiarité affectueuse. Chaque
herbe, chaque bestiole, leur devenaient des amies. Le Paradou était
une grande caresse. Avant leur venue, pendant plus de cent ans, le
soleil seul avait régné là, en maître libre, accrochant sa splendeur
à chaque branche. Le jardin, alors, ne connaissait que lui. Il le
voyait, tous les matins, sauter le mur de clôture de ses rayons
obliques, s'asseoir d'aplomb à midi sur la terre pâmée, s'en aller
le soir, à l'autre bout, en un baiser d'adieu rasant les feuillages.
Aussi le jardin n'avait-il plus honte, il accueillait Albine et
Serge, comme il avait si longtemps accueilli le soleil, en bons
enfants avec lesquels on ne se gêne pas. Les bêtes, les arbres, les
eaux, les pierres, restaient d'une extravagance adorable, parlant
tout haut, vivant tout nus, sans un secret, étalant l'effronterie
innocente, la belle tendresse des premiers jours du monde. Ce coin
de nature riait discrètement des peurs d'Albine et de Serge, il se
faisait plus attendri, déroulait sous leurs pieds ses couches de
gazon les plus molles, rapprochait les arbustes pour leur ménager
des sentiers étroits. S'il ne les avait pas encore jetés aux bras
l'un de l'autre, c'était qu'il se plaisait à promener leurs désirs,
à s'égayer de leurs baisers maladroits, sonnant sous les ombrages
comme des cris d'oiseaux courroucés. Mais eux, souffrant de la
grande volupté qui les entourait, maudissaient le jardin. L'après-
midi où Albine avait tant pleuré, à la suite de leur promenade dans
les rochers, elle avait crié au Paradou, en le sentant si vivant et
si brûlant autour d'elle:

- Si tu es notre ami, pourquoi nous désoles-tu?





XIV.

Dès le lendemain, Serge se barricada dans sa chambre. L'odeur du
parterre l'exaspérait. Il tira les rideaux de calicot, pour ne plus
voir le parc, pour l'empêcher d'entrer chez lui. Peut-être
retrouverait-il la paix de l'enfance, loin de ces verdures, dont
l'ombre était comme un frôlement sur sa peau. Puis, dans leurs
longues heures de tête-à-tête, Albine et lui ne parlèrent plus ni
des roches, ni des eaux, ni des arbres, ni du ciel. Le Paradou
n'existait plus. Ils tâchaient de l'oublier. Et ils le sentaient
quand même là, tout-puissant, énorme, derrière les rideaux minces;
des odeurs d'herbe pénétraient par les fentes des boiseries; des
voix prolongées faisaient sonner les vitres; toute la vie du dehors
riait, chuchotait, embusquée sous les fenêtres. Alors, pâlissants,
ils haussaient la voix, ils cherchaient quelque distraction qui leur
permît de ne pas entendre.

- Tu n'a pas vu? dit Serge un matin, dans une de ces heures de
trouble; il y a là, au-dessus de la porte, une femme peinte qui te
ressemble.

Il riait bruyamment. Et ils revinrent aux peintures; ils traînèrent
de nouveau la table le long des murs, cherchant à s'occuper.

- Oh! non, murmura Albine, elle est bien plus grosse que moi. Puis,
on ne peut pas savoir: elle est si drôlement couchée, la tête en
bas!

Ils se turent. De la peinture déteinte, mangée par le temps, se
levait une scène qu'ils n'avaient point encore aperçue. C'était une
résurrection de chairs tendres sortant du gris de la muraille, une
image ravivée, dont les détails semblaient reparaître un à un, dans
la chaleur de l'été. La femme couchée se renversait sous l'étreinte
d'un faune aux pieds de bouc. On distinguait nettement les bras
rejetés, le torse abandonné, la taille roulante de cette grande
fille nue, surprise sur des gerbes de fleurs, fauchées par de petits
Amours, qui, la faucille en main, ajoutaient sans cesse à la couche
de nouvelles poignées de roses. On distinguait aussi l'effort du
faune, sa poitrine soufflante qui s'abattait. Puis, à l'autre bout,
il n'y avait plus que les deux pieds de la femme, lancés en l'air,
s'envolant comme deux colombes roses.

- Non, répéta Albine, elle ne me ressemble pas... Elle est laide.

Serge ne dit rien. Il regardait la femme, il regardait Albine, ayant
l'air de comparer. Celle-ci retroussa une de ses manches jusqu'à
l'épaule, pour montrer qu'elle avait le bras plus blanc. Et ils se
turent une seconde fois, revenant à la peinture, ayant sur les
lèvres des questions qu'ils ne voulaient pas se faire. Les larges
yeux bleus d'Albine se posèrent un instant sur les yeux gris de
Serge, où luisait une flamme.

- Tu as donc repeint toute la chambré? s'écria-t-elle, en sautant
de la table. On dirait que ce monde-là se réveille.

Ils se mirent à rire, mais d'un rire inquiet, avec des coups d'oeil
jetés aux Amours qui polissonnaient et aux grandes nudités étalant
des corps presque entiers. Ils voulurent tout revoir, par bravade,
s'étonnant à chaque panneau, s'appelant pour se montrer des membres
de personnages qui n'étaient certainement pas là le mois passé.
C'étaient des reins souples pliés sur des bras nerveux, des jambes
se dessinant jusqu'aux hanches, des femmes reparues dans des
embrassades d'hommes, dont les mains élargies ne serraient
auparavant que le vide. Les Amours de plâtre de l'alcôve semblaient
eux-mêmes se culbuter avec une effronterie plus libre. Et Albine ne
parlait plus d'enfants qui jouaient, Serge ne hasardait plus des
hypothèses à voix haute. Ils devenaient graves, ils s'attardaient
devant les scènes, souhaitant que la peinture retrouvât d'un coup
tout son éclat, alanguis et troublés davantage par les derniers
voiles qui cachaient les crudités des tableaux. Ces revenants de la
volupté achevaient de leur apprendre la science d'aimer.

Mais Albine s'effraya. Elle échappa à Serge dont elle sentait le
souffle plus chaud sur son cou. Elle vint s'asseoir à un bout du
canapé, en murmurant:

- Ils me font peur, à la fin. Les hommes ressemblent à des bandits,
les femmes ont des yeux mourants de personnes qu'on tue.

Serge se mit à quelques pas d'elle, dans un fauteuil, parlant
d'autre chose. Ils étaient très las tous les deux, comme s'ils
avaient fait une longue course. Et ils éprouvaient un malaise, à
croire que les peintures les regardaient. Les grappes d'Amours
roulaient hors des lambris, avec un tapage de chairs amoureuses, une
débandade de gamins éhontés leur jetant leurs fleurs, les menaçants
de les lier ensemble, à l'aide des faveurs bleues dont ils
enchaînaient étroitement deux amants, dans un coin du plafond. Les
couples s'animaient, déroulaient l'histoire de cette grande fille
nue aimée d'un faune, qu'ils pouvaient reconstruire depuis le guet
du faune derrière un buisson de roses, jusqu'à l'abandon de la
grande fille au milieu des roses effeuillées. Est-ce qu'ils allaient
tous descendre? N'était-ce pas eux qui soupiraient déjà, et dont
l'haleine emplissait la chambre de l'odeur d'une volupté ancienne?

- On étouffe, n'est-ce pas?



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