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Text on one page: Few Medium Many
Tu n'étais pas
là, lorsque l'oncle Pascal me l'a donnée, en me faisant promettre
d'être sage. Autrement, tu aurais vu comme elle a été contente,
quand je l'ai embrassée, la première fois.

Elle tendit l'oreille. Un chant de coq venait de la basse-cour, un
vacarme grandissait, des battements d'ailes, des grognements, des
cris rauques, toute une panique de bêtes effarouchées.

- Ah! tu ne sais pas, reprit-elle brusquement en tapant dans ses
mains, elle doit être pleine... Je l'ai menée au taureau, à trois
lieues d'ici, au Béage. Dame! c'est qu'il n'y a pas des taureaux
partout!... Alors, pendant qu'elle était avec lui, j'ai voulu
rester, pour voir.

La Teuse haussait les épaules, en regardant le prêtre, d'un air
contrarié.

- Vous feriez mieux, mademoiselle, d'aller mettre la paix parmi vos
poules... Tout votre monde s'assassine là-bas.

Mais Désirée tenait à son histoire.

- Il est monté sur elle, il l'a prise entre ses pattes... On riait.
Il n'y a pourtant pas de quoi rire; c'est naturel. Il faut bien que
les mères fassent des petits, n'est-ce pas?... Dis? Crois-tu qu'elle
aura un petit?

L'abbé Mouret eut un geste vague. Ses paupières s'étaient baissées
devant les regards clairs de la jeune fille.

- Eh! courez donc! cria la Teuse. Ils se mangent.

La querelle devenait si violente, dans la basse-cour, qu'elle
partait avec un grand bruit de jupes, lorsque le prêtre la rappela.

- Et le lait, chérie, tu n'as pas fini le lait?

Il lui tendait sa tasse, à laquelle il avait à peine touché.

Elle revint, but le lait sans le moindre scrupule, malgré les yeux
irrités de la Teuse. Puis, elle reprit son élan, courut à la basse-
cour, où on l'entendit mettre la paix. Elle devait s'être assise au
milieu de ses bêtes; elle chantonnait doucement, comme pour les
bercer.





III.

- Maintenant ma soupe est trop chaude, gronda la Teuse, qui
revenait de la cuisine avec une écuelle, dans laquelle une cuiller
de bois était plantée debout.

Elle se tint devant l'abbé Mouret, en commençant à manger sur le
bout de la cuiller, avec précaution. Elle espérait l'égayer, le
tirer du silence accablé où elle le voyait. Depuis qu'il était
revenu du Paradou, il se disait guéri, il ne se plaignait jamais;
souvent même, il souriait d'une si tendre façon, que la maladie,
selon les gens des Artaud, semblait avoir redoublé sa sainteté.
Mais, par moments, des crises de silence le prenaient; il semblait
rouler dans une torture qu'il mettait toutes ses forces à ne point
avouer; et c'était une agonie muette qui le brisait, qui le rendait,
pendant des heures, stupide, en proie à quelque abominable lutte
intérieure, dont la violence ne se devinait qu'à la sueur d'angoisse
de sa face. La Teuse alors ne le quittait plus, l'étourdissant d'un
flot de paroles, jusqu'à ce qu'il eût repris peu à peu son air doux,
comme vainqueur de la révolte de son sang. Ce matin-là, la vieille
servante pressentait une attaque plus rude encore que les autres.
Elle se mit à parler abondamment, tout en continuant à se méfier de
la cuiller qui lui brûlait la langue.

- Vraiment, il faut vivre au fond d'un pays de loups pour voir des
choses pareilles. Est-ce que, dans les villages honnêtes, on se
marie jamais aux chandelles? Ça montre assez que tous ces Artaud
sont des pas-grand-chose... Moi, en Normandie, j'ai vu des noces qui
mettaient les gens en l'air, à deux lieues à la ronde. On mangeait
pendant trois jours. Le curé en était; le maire aussi; même, à la
noce d'une de mes cousines, les pompiers sont venus. Et l'on
s'amusait donc!... Mais faire lever un prêtre avant le soleil pour
s'épouser à une heure où les poules elles-mêmes sont encore
couchées, il n'y a pas de bon sens! A votre place, monsieur le curé,
j'aurais refusé... Pardi! vous n'avez pas assez dormi, vous avez
peut-être pris froid dans l'église. C'est ça qui vous a tout
retourné. Ajoutez qu'on aimerait mieux marier des bêtes que cette
Rosalie et son gueux, avec leur mioche qui a pissé sur une chaise...
Vous avez tort de ne pas me dire où vous vous sentez mal. Je vous
ferais quelque chose de chaud... Hein? monsieur le curé, répondez-
moi?

Il répondit faiblement qu'il était bien, qu'il n'avait besoin que
d'un peu d'air. Il venait de s'adosser à un des mûriers, la
respiration courte, s'abandonnant.

- Bien, bien! n'en faites qu'à votre tête, reprit la Teuse. Mariez
les gens, lorsque vous n'en avez pas la force, et lorsque cela doit
vous rendre malade. Je m'en doutais, je l'avais dit hier... C'est
comme, si vous m'écoutiez, vous ne resteriez pas là, puisque l'odeur
de la basse-cour vous incommode. Ça pue joliment, dans ce moment-ci.
Je ne sais pas ce que mademoiselle Désirée peut encore remuer. Elle
chante, elle; elle s'en moque, ça lui donne des couleurs... Ah! je
voulais vous dire. Vous savez que j'ai tout fait pour l'empêcher de
rester là, quand le taureau a pris la vache. Mais elle vous
ressemble, elle est d'un entêtement! Heureusement que, pour elle, ça
ne tire pas à conséquence. C'est sa joie, les bêtes avec les
petits... Voyons, monsieur le curé, soyez raisonnable. Laissez-moi
vous conduire dans votre chambre. Vous vous coucherez, vous vous
reposerez un peu... Non, vous ne voulez pas? Eh bien! c'est tant
pis, si vous souffrez! On ne garde pas ainsi son mal sur la
conscience, jusqu'à en étouffer.

Et, de colère, elle avala une grande cuillerée de soupe, au risque
de s'emporter la gorge. Elle tapait le manche de bois contre son
écuelle, grognant, se parlant à elle-même.

- On n'a jamais vu un homme comme ça. Il crèverait plutôt que de
lâcher un mot... Ah! il peut bien se taire. J'en sais assez long. Ce
n'est pas malin de deviner le reste... Oui, oui, qu'il se taise. Ça
vaut mieux.

La Teuse était jalouse. Le docteur Pascal lui avait livré un
véritable combat, pour lui enlever son malade, lorsqu'il avait jugé
le jeune prêtre perdu, s'il le laissait au presbytère. Il dut lui
expliquer que la cloche redoublait sa fièvre, que les images de
sainteté, dont sa chambre était pleine, hantaient son cerveau
d'hallucinations, qu'il lui fallait, enfin, un oubli complet, un
milieu autre, où il pût renaître, dans la paix d'une existence
nouvelle. Et elle hochait la tête, elle disait que nulle part "le
cher enfant" ne trouverait une garde-malade meilleure qu'elle.
Pourtant, elle avait fini par consentir; elle s'était même résignée
à le voir aller au Paradou, tout en protestant contre ce choix du
docteur, qui la confondait. Mais elle gardait contre le Paradou une
haine solide. Elle se trouvait surtout blessée du silence de l'abbé
Mouret sur le temps qu'il y avait vécu. Souvent, elle s'était
vainement ingéniée à le faire causer. Ce matin-là, exaspérée de le
voir tout pâle, s'entêtant à souffrir sans une plainte, elle finit
par agiter sa cuiller comme un bâton, elle cria:$

- Il faut retourner là-bas, monsieur le curé, si vous y étiez si
bien... Il y a là-bas une personne qui vous soignera sans doute
mieux que moi.

C'était la première fois qu'elle hasardait une allusion directe. Le
coup fut si cruel, que le prêtre laissa échapper un léger cri, en
levant sa face douloureuse. La bonne âme de la Teuse eut regret.

- Aussi, murmura-t-elle, c'est la faute de votre oncle Pascal.
Allez, je lui en ai dit assez. Mais ces savants, ça tient à leurs
idées. Il y en a qui vous font mourir, pour vous regarder dans le
corps après... Moi, ça m'avait mise dans une telle colère, que je
n'ai voulu en parler à personne. Oui, monsieur, c'est grâce à moi,
si personne n'a su où vous étiez, tant je trouvais ça abominable.
Quand l'abbé Guyot, de Saint-Eutrope, qui vous a remplacé pendant
votre absence, venait dire la messe ici, le dimanche, je lui
racontais des histoires, je lui jurais que vous étiez en Suisse. Je
ne sais seulement pas où ça est, la Suisse... Certes, je ne veux
point vous faire de la peine, mais c'est sûrement là-bas que vous
avez pris votre mal. Vous voilà drôlement guéri. On aurait bien
mieux fait de vous laisser avec moi qui ne me serais pas avisée de
vous tourner la tête.

L'abbé Mouret, le front de nouveau penché, ne l'interrompait pas.
Elle s'était assise par terre, à quelques pas de lui, pour tâcher de
rencontrer ses yeux. Elle reprit maternellement, ravie de la
complaisance qu'il semblait mettre à l'écouter.

- Vous n'avez jamais voulu connaître l'histoire de l'abbé Caffin.
Dès que je parle, vous me faites taire... Eh bien! l'abbé Caffin,
dans notre pays, à Canteleu, avait eu des ennuis. C'était pourtant
un bien saint homme, et qui possédait un caractère d'or. Mais,
voyez-vous, il était très douillet, il aimait les choses délicates.
Si bien qu'une demoiselle rôdait autour de lui, la fille d'un
meunier, que ses parents avaient mise en pension. Bref, il arriva ce
qui devait arriver, vous me comprenez, n'est-ce pas? Alors, quand on
a su la chose, tout le pays s'est fâché contre l'abbé. On le
cherchait pour le tuer à coups de pierres. Il s'est sauvé à Rouen,
il est allé pleurer chez l'archevêque. Et on l'a envoyé ici. Le
pauvre homme était bien assez puni de vivre dans ce trou... Plus
tard, j'ai eu des nouvelles de la fille. Elle a épousé un marchand
de boeufs. Elle est très heureuse.

La Teuse, enchantée d'avoir placé son histoire, vit un encouragement
dans l'immobilité du prêtre. Elle se rapprocha, elle continua:

- Ce bon monsieur Caffin! Il n'était pas fier avec moi, il me
parlait souvent de son péché. Ça ne l'empêche pas d'être dans le
ciel, je vous en réponds! Il peut dormir tranquille, là, à côté,
sous l'herbe, car il n'a jamais fait de tort à personne... Moi, je
ne comprends pas qu'on en veuille tant à un prêtre, quand il se
dérange. C'est si naturel! Ce n'est pas beau, sans doute, c'est une
saleté qui doit mettre Dieu en colère. Mais il vaut encore mieux
faire ça que d'aller voler. On se confesse donc, et on est
quitte!... N'est-ce pas, monsieur le curé, lorsqu'on a un vrai
repentir, on fait son salut tout de même?

L'abbé Mouret s'était lentement redressé. Par un effort suprême, il
venait de dompter son angoisse. Pâle encore, il dit d'une voix
ferme:

- Il ne faut jamais pécher, jamais, jamais!

- Ah!



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