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Text on one page: Few Medium Many
tenez, s'écria la vieille servante, vous êtes trop fier,
monsieur! Ce n'est pas beau non plus, l'orgueil!... A votre place,
moi, je ne me raidirais pas comme cela. On cause de son mal, on ne
se coupe pas le coeur en quatre tout d'un coup, on s'habitue à la
séparation, enfin! Ça se passe petit à petit... Au lieu que vous,
voilà que vous évitez même de prononcer le nom des gens. Vous
défendez qu'on parle d'eux, ils sont comme s'ils étaient morts.
Depuis votre retour, je n'ai pas osé vous donner la moindre
nouvelle. Eh bien! je causerai maintenant, je dirai ce que je
saurai, parce que je vois bien que c'est tout ce silence qui vous
tourne sur le coeur.

Il la regardait sévèrement, levant un doigt pour la faire taire.

- Oui, oui, continua-t-elle, j'ai des nouvelles de là-bas, très
souvent même, et je vous les donnerai... D'abord, la personne n'est
pas plus heureuse que vous.

- Taisez-vous! dit l'abbé Mouret, qui trouva la force de se mettre
debout pour s'éloigner.

La Teuse se leva aussi, lui barrant le passage de sa masse énorme.
Elle se fâchait, elle criait:

- Là, vous voilà déjà parti!... Mais vous m'écouterez. Vous savez
que je n'aime guère les gens de là-bas, n'est-ce pas? Si je vous
parle d'eux, c'est pour votre bien... On prétend que je suis
jalouse. Eh bien, je rêve de vous mener un jour là-bas. Vous seriez
avec moi, vous ne craindriez pas de mal faire... Voulez-vous?

Il l'écarta du geste, la face calmée, en disant:

- Je ne veux rien, je ne sais rien... Nous avons une grand-messe
demain. Il faudra préparer l'autel.

Puis, s'étant mis à marcher, il ajouta avec un sourire:

- Ne vous inquiétez pas, ma bonne Teuse. Je suis plus fort que vous
ne croyez. Je me guérirai tout seul.

Et il s'éloigna, l'air solide, la tête droite, ayant vaincu. Sa
soutane, le long des bordures de thym, avait un frôlement très doux.
La Teuse, qui était restée plantée à la même place, ramassa son
écuelle et sa cuiller de bois, en bougonnant. Elle mâchait entre ses
dents des paroles qu'elle accompagnait de grands haussements
d'épaules.

- Ça fait le brave, ça se croit bâti autrement que les autres
hommes, parce que c'est curé... La vérité est que celui-là est
joliment dur. J'en ai connu qu'on n'avait pas besoin de chatouiller
si longtemps. Et il est capable de s'écraser le coeur, comme on
écrase une puce. C'est son bon Dieu qui lui donne cette force.

Elle rentrait à la cuisine, lorsqu'elle aperçut l'abbé Mouret
debout, devant la porte à claire-voie de la basse-cour. Désirée
l'avait arrêté pour lui faire peser un chapon qu'elle engraissait
depuis quelques semaines. Il disait complaisamment qu'il était très
lourd, ce qui donnait un rire d'aise à la grande enfant.

- Les chapons, eux aussi, s'écrasent le coeur comme une puce,
bégaya la Teuse, tout à fait furieuse. Ils ont des raisons pour
cela. Alors, il n'y a pas de gloire à bien vivre.





IV.

L'abbé Mouret passait les journées au presbytère. Il évitait les
longues promenades qu'il faisait avant sa maladie. Les terres
brûlées des Artaud, les ardeurs de cette vallée où ne poussaient que
des vignes tordues, l'inquiétaient. A deux reprises, il avait essayé
de sortir, le matin, pour lire son bréviaire, le long des routes;
mais il n'avait pas dépassé le village, il était rentré, troublé par
les odeurs, le plein soleil, la largeur de l'horizon. Le soir
seulement, dans la fraîcheur de la nuit tombante, il hasardait
quelques pas devant l'église, sur l'esplanade qui s'étendait
jusqu'au cimetière. L'après-midi, pour s'occuper, pris d'un besoin
d'activité qu'il ne savait comment satisfaire, il s'était donné la
tâche de coller des vitres de papier aux carreaux cassés de la nef.
Cela, pendant huit jours, l'avait tenu sur une échelle, très
attentif à poser les vitres proprement, découpant le papier avec des
délicatesses de broderie, étalant la colle de façon à ce qu'il n'y
eût pas de bavure. La Teuse veillait au pied de l'échelle. Désirée
criait qu'il fallait ne pas boucher tous les carreaux, afin que les
moineaux pussent entrer; et, pour ne pas la faire pleurer, le prêtre
en oubliait deux ou trois, à chaque fenêtre. Puis, cette réparation
finie, l'ambition lui avait poussé d'embellir l'église, sans appeler
ni maçon, ni menuisier, ni peintre. Il ferait tout lui-même. Ces
travaux manuels, disait-il, l'amusaient, lui rendaient des forces.
L'oncle Pascal, chaque fois qu'il passait à la cure, l'encourageait,
en assurant que cette fatigue-là valait mieux que toutes les drogues
du monde. Dès lors, l'abbé Mouret boucha les trous des murs avec des
poignées de plâtre, recloua les autels à grands coups de marteau,
broya des couleurs pour donner une couche à la chaire et au
confessionnal. Ce fut un événement dans le pays. On en causait à
deux lieues. Des paysans venaient, les mains derrière le dos, voir
travailler monsieur le curé. Lui, un tablier bleu serré à la taille,
les poignets meurtris, s'absorbait dans cette rude besogne, avait un
prétexte pour ne plus sortir. Il vivait ses journées au milieu des
plâtras, plus tranquille, presque souriant, oubliant le dehors, les
arbres, le soleil, les vents tièdes, qui le troublaient.

- Monsieur le curé est bien libre, du moment que ça ne coûte rien à
la commune, disait le père Bambousse avec un ricanement, en entrant
chaque soir pour constater où en étaient les travaux.

L'abbé Mouret dépensa là ses économies du séminaire. C'étaient,
d'ailleurs, des embellissements dont la naïveté maladroite eût fait
sourire. La maçonnerie le rebuta vite. Il se contenta de recrépir le
tour de l'église, à hauteur d'homme. La Teuse gâchait le plâtre.
Quand elle parla de réparer aussi le presbytère, qu'elle craignait
toujours, disait-elle, de voir tomber sur leurs têtes, il lui
expliqua qu'il ne saurait pas, qu'il faudrait un ouvrier; ce qui
amena une querelle terrible entre eux. Elle criait qu'il n'était pas
raisonnable de faire si belle une église où personne ne couchait,
lorsqu'il y avait à côté des chambres dans lesquelles on les
trouverait sûrement morts, un de ces matins, écrasés par les
plafonds.

- Moi, d'abord, grondait-elle, je finirai par venir faire mon lit
ici, derrière l'autel. J'ai trop peur, la nuit.

Le plâtre manquant, elle ne parla plus du presbytère. Puis, la vue
des peintures qu'exécutait monsieur le curé la ravissait. Ce fut le
grand charme de toute cette besogne. L'abbé, qui avait remis des
bouts de planche partout, se plaisait à étaler sur les boiseries une
belle couleur jaune, avec un gros pinceau. Il y avait, dans le
pinceau, un va-et-vient très doux, dont le bercement l'endormait un
peu, le laissait sans pensée pendant des heures, à suivre les
traînées grasses de la peinture. Lorsque tout fut jaune, le
confessionnal, la chaire, l'estrade, jusqu'à la caisse de l'horloge,
il se risqua à faire des raccords de faux marbre pour rafraîchir le
maître-autel. Et, s'enhardissant, il le repeignit tout entier. Le
maître-autel, blanc, jaune et bleu, était superbe. Des gens qui
n'avaient pas assisté à une messe depuis cinquante ans vinrent en
procession pour le voir.

Les peintures, maintenant, étaient sèches. L'abbé Mouret n'avait
plus qu'à encadrer les panneaux d'un filet brun. Aussi, dès l'après-
midi, se mit-il à l'oeuvre, voulant que tout fût terminé le soir
même, le lendemain étant un jour de grand-messe, ainsi qu'il l'avait
rappelé à la Teuse. Celle-ci attendait pour faire la toilette de
l'autel; elle avait déjà posé sur la crédence les chandeliers et la
croix d'argent, les vases de porcelaine plantés de roses
artificielles, la nappe garnie de dentelle des grandes fêtes. Mais
les filets furent si délicats à faire proprement, qu'il s'attarda
jusqu'à la nuit. Le jour tombait, au moment où il achevait le
dernier panneau.

- Ce sera trop beau, dit une voix rude, sortie de la poussière
grise du crépuscule, dont l'église s'emplissait.

La Teuse, qui s'était agenouillée pour mieux suivre le pinceau le
long de la règle, eut un tressaillement de peur.

- Ah! c'est Frère Archangias, dit-elle en tournant la tête; vous
êtes donc entré par la sacristie?... Mon sang n'a fait qu'un tour.
J'ai cru que la voix venait de dessous les dalles.

L'abbé Mouret s'était remis au travail, après avoir salué le Frère
d'un léger signe de tête. Celui-ci se tint debout, silencieux, ses
grosses mains nouées devant sa soutane. Puis, après avoir haussé les
épaules, en voyant le soin que mettait le prêtre à ce que les filets
fussent bien droits, il répéta:

- Ce sera trop beau.

La Teuse, en extase, tressaillit une seconde fois.

- Bon, cria-t-elle, j'avais oublié que vous étiez là, vous! Vous
pourriez bien tousser, avant de parler. Vous avez une voix qui part
brusquement, comme celle d'un mort.

Elle s'était relevée, elle se reculait pour admirer.

- Pourquoi, trop beau? reprit-elle. Il n'y a rien de trop beau,
quand il s'agit du bon Dieu... Si monsieur le curé avait eu de l'or,
il y aurait mis de l'or, allez!

Le prêtre ayant fini, elle se hâta de changer la nappe, en ayant
bien soin de ne pas effacer les filets. Puis, elle disposa
symétriquement la croix, les chandeliers et les vases. L'abbé Mouret
était allé s'adosser à côté de Frère Archangias, contre la barrière
de bois qui séparait le choeur de la nef. Ils n'échangèrent pas une
parole. Ils regardaient la croix d'argent qui, dans l'ombre
croissante, gardait des gouttes de lumière, sur les pieds, le long
du flanc gauche et à la tempe droite du crucifié. Quand la Teuse eut
fini, elle s'avança triomphante:

- Hein! dit-elle, c'est gentil. Vous verrez le monde, demain, à la
messe! Ces païens ne viennent chez Dieu que lorsqu'ils le croient
riche... Maintenant, monsieur le curé, il faudra en faire autant à
l'autel de la Vierge.

- De l'argent perdu, gronda Frère Archangias.

Mais la Teuse se fâcha. Et, comme l'abbé Mouret continuait à se
taire, elle les emmena tous deux devant l'autel de la Vierge, les
poussant, les tirant par leur soutane.

- Mais regardez donc! Ça jure trop, maintenant que le maître-autel
est propre. On ne sait plus même s'il y a eu des peintures. J'ai
beau essuyer, le matin, le bois garde toute la poussière.



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