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Text on one page: Few Medium Many
Et que les
biens de la terre lui semblaient méprisables! Avec quelle
reconnaissance il se sentait pauvre! En entrant dans les ordres,
ayant perdu son père et sa mère le même jour, à la suite d'un drame
dont il ignorait encore les épouvantes, il avait laissé à un frère
aîné toute la fortune. Il ne tenait plus au monde que par sa soeur.
Il s'était chargé d'elle, pris d'une sorte de tendresse religieuse
pour sa tête faible. La chère innocente était si puérile, si petite
fille, qu'elle lui apparaissait avec la pureté de ces pauvres
d'esprit, auxquels l'Évangile accorde le royaume des cieux.
Cependant, elle l'inquiétait depuis quelque temps; elle devenait
trop forte, trop saine; elle sentait trop la vie. Mais c'était à
peine un malaise. Il passait ses journées dans l'existence
intérieure qu'il s'était faite, ayant tout quitté pour se donner
entier. Il fermait la porte de ses sens, cherchait à s'affranchir
des nécessités du corps, n'était plus qu'une âme ravie par la
contemplation. La nature ne lui présentait que pièges, qu'ordures;
il mettait sa gloire à lui faire violence, à la mépriser, à se
dégager de sa boue humaine. Le juste doit être insensé selon le
monde. Aussi se regardait-il comme un exilé sur la terre; il
n'envisageait que les biens célestes, ne pouvant comprendre qu'on
mît en balance une éternité de félicité avec quelques heures d'une
joie périssable. Sa raison le trompait, ses désirs mentaient. Et,
s'il avançait dans la vertu, c'était surtout par son humilité et son
obéissance. Il voulait être le dernier de tous, soumis à tous, pour
que la rosée divine tombât sur son coeur comme sur un sable aride;
il se disait couvert d'opprobre et de confusion, indigne à jamais
d'être sauvé du péché. Être humble, c'est croire, c'est aimer. Il ne
dépendait même plus de lui-même, aveugle, sourd, chair morte. Il
était la chose de Dieu. Alors, de cette abjection où il s'enfonçait,
un hosannah l'emportait au-dessus des heureux et des puissants, dans
le resplendissement d'un bonheur sans fin.

Aux Artaud, l'abbé Mouret avait ainsi trouvé les ravissements du
cloître, si ardemment souhaites jadis, à chacune de ses lectures de
l'Imitation. Rien en lui n'avait encore combattu. Il était parfait,
dès le premier agenouillement, sans lutte, sans secousse, comme
foudroyé par la grâce, dans l'oubli absolu de sa chair. Extase de
l'approche de Dieu que connaissent quelques jeunes prêtres; heure
bienheureuse où tout se tait, où les désirs ne sont qu'un immense
besoin de pureté. Il n'avait mis sa consolation chez aucune
créature. Lorsqu'on croit qu'une chose est tout, on ne saurait être
ébranlé, et il croyait que Dieu était tout, que son humilité, son
obéissance, sa chasteté, étaient tout. Il se souvenait d'avoir
entendu parler de la tentation comme d'une torture abominable qui
éprouve les plus saints. Lui, souriait. Dieu ne l'avait jamais
abandonné. Il marchait dans sa foi, ainsi que dans une cuirasse qui
le protégeait contre les moindres souffles mauvais. Il se rappelait
qu'à huit ans il pleurait d'amour, dans les coins; il ne savait pas
qui il aimait; il pleurait, parce qu'il aimait quelqu'un, bien loin.
Toujours il était resté attendri. Plus tard, il avait voulu être
prêtre, pour satisfaire ce besoin d'affection surhumaine qui faisait
son seul tourment. Il ne voyait pas où aimer davantage. Il
contentait là son être, ses prédispositions de race, ses rêves
d'adolescent, ses premiers désirs d'homme. Si la tentation devait
venir, il l'attendait avec sa sérénité de séminariste ignorant. On
avait tué l'homme en lui, il le sentait, il était heureux de se
savoir à part, créature châtrée, déviée, marquée de la tonsure ainsi
qu'une brebis du Seigneur.





V.

Cependant, le soleil chauffait la grande porte de l'église. Des
mouches dorées bourdonnaient autour d'une grande fleur qui poussait
entre deux des marches du perron. L'abbé Mouret, un peu étourdi, se
décidait à s'éloigner, lorsque le grand chien noir s'élança, en
aboyant violemment, vers la grille du petit cimetière, qui se
trouvait à gauche de l'église. En même temps une voix âpre cria:

- Ah! vaurien, tu manques l'école, et c'est dans le cimetière qu'on
te trouve!... Ne dis pas non! Il y a un quart d'heure que je te
surveille.

Le prêtre s'avança. Il reconnut Vincent, qu'un Frère des écoles
chrétiennes tenait rudement par une oreille. L'enfant se trouvait
comme suspendu au-dessus d'un gouffre qui longeait le cimetière, et
au fond duquel coulait le Mascle, un torrent dont les eaux blanches
allaient, à deux lieues de là, se jeter dans la Viorne.

- Frère Archangias! dit doucement l'abbé, pour inviter le terrible
homme à l'indulgence.

Mais le Frère ne lâchait pas l'oreille.

- Ah! c'est vous, monsieur le curé, gronda-t-il. Imaginez-vous que
ce gredin est toujours fourré dans le cimetière. Je ne sais pas quel
mauvais coup il peut faire ici... Je devrais le lâcher pour qu'il
allât se casser la tête, là-bas au fond. Ce serait bien fait.

L'enfant ne soufflait mot, cramponné aux broussailles, ses yeux
sournoisement fermés.

- Prenez garde, Frère Archangias, reprit le prêtre; il pourrait
glisser.

Et il aida lui-même Vincent à remonter.

- Voyons, mon petit ami, que faisais-tu là? On ne doit pas jouer
dans les cimetières.

Le galopin avait ouvert les yeux, s'écartant peureusement du Frère,
se mettant sous la protection de l'abbé Mouret.

- Je vais vous dire, murmura-t-il en levant sa tête futée vers celui
ci. Il y a un nid de fauvettes dans les ronces, dessous cette roche.
Voici plus de dix jours que je le guette... Alors, comme les petits
sont éclos, je suis venu, ce matin, après avoir servi votre messe...

- Un nid de fauvettes! dit Frère Archangias. Attends, attends!

Il s'écarta, chercha sur une tombe une motte de terre, qu'il revint
jeter dans les ronces. Mais il manqua le nid. Une seconde motte
lancée plus adroitement bouscula le frêle berceau, jeta les petits
au torrent.

- De cette façon, continua-t-il en se tapant les mains pour les
essuyer, tu ne viendras peut-être plus rôder ici comme un païen...
Les morts iront te tirer les pieds, la nuit, si tu marches encore
sur eux.

Vincent, qui avait ri de voir le nid faire le plongeon, regarda
autour de lui, avec le haussement d'épaules d'un esprit fort.

- Oh! je n'ai pas peur, dit-il. Les morts, ça ne bouge plus.

Le cimetière, en effet, n'avait rien d'effrayant. C'était un terrain
nu, où d'étroites allées se perdaient sous l'envahissement des
herbes. Des renflements bossuaient la terre, de place en place. Une
seule pierre, debout, toute neuve, la pierre de l'abbé Caffin,
mettait sa découpure blanche, au milieu. Rien autre que des bras de
croix arrachés, des buis séchés, de vieilles dalles fendues, mangées
de mousse. On n'enterrait pas deux fois l'an. La mort ne semblait
point habiter ce sol vague, où la Teuse venait, chaque soir, emplir
son tablier d'herbe pour les lapins de Désirée. Un cyprès
gigantesque, planté à la porte, promenait seul son ombre sur le
champ désert. Ce cyprès, qu'on voyait de trois lieues à la ronde,
était connu de toute la contrée sous le nom de Solitaire.

- C'est plein de lézards, ajouta Vincent, qui regardait le mur
crevassé de l'église. On s'amuserait joliment...

Mais il sortit d'un bond, en voyant le Frère allonger le pied.
Celui-ci fit remarquer au curé le mauvais état de la grille. Elle
était toute rongée de rouille, un gond descellé, la serrure brisée.

- On devrait réparer cela, dit-il.

L'abbé Mouret sourit, sans répondre. Et, s'adressant à Vincent, qui
se battait avec le chien:

- Dis, petit? demanda-t-il, sais-tu où travaille le père Bambousse,
ce matin?

L'enfant jeta un coup d'oeil sur l'horizon.

- Il doit être à son champ des Olivettes, répondit-il, la main
tendue vers la gauche... D'ailleurs, Voriau va vous conduire,
monsieur le curé. Il sait sûrement où est son maître, lui.

Alors, il tapa dans ses mains, criant:

- Eh! Voriau! eh!

Le grand chien noir hésita un instant, la queue battante, cherchant
à lire dans les yeux du gamin. Puis, aboyant de joie, il descendit
vers le village. L'abbé Mouret et Frère Archangias le suivirent, en
causant. Cent pas plus loin, Vincent les quittait sournoisement,
remontant vers l'église, les surveillant, prêt à se jeter derrière
un buisson, s'ils tournaient la tête. Avec une souplesse de
couleuvre, il se glissa de nouveau dans le cimetière, ce paradis où
il y avait des nids, des lézards, des fleurs.

Cependant, tandis que Voriau les devançait sur la route poudreuse,
Frère Archangias disait au prêtre, de sa voix irritée:

- Laissez donc! monsieur le curé, de la graine de damnés, ces
crapauds-là! On devrait leur casser les reins, pour les rendre
agréables à Dieu. Ils poussent dans l'irréligion, comme leurs pères.
Il y a quinze ans que je suis ici, et je n'ai pas encore pu faire un
chrétien. Dès qu'ils sortent de mes mains, bonsoir! Ils sont tout à
la terre, à leurs vignes, à leurs oliviers. Pas un qui mette le pied
à l'église. Des brutes qui se battent avec leurs champs de
cailloux!... Menez-moi ça à coups de bâton, monsieur le curé, à
coups de bâton!

Puis, reprenant haleine, il ajouta, avec un geste terrible:

- Voyez-vous, ces Artaud, c'est comme ces ronces qui mangent les
rocs, ici. Il a suffi d'une souche pour que le pays fût empoisonné.
Ça se cramponne, ça se multiplie, ça vit quand même. Il faudra le
feu du ciel, comme à Gomorrhe, pour nettoyer ça.

- On ne doit jamais désespérer des pécheurs, dit l'abbé Mouret, qui
marchait à petits pas, dans sa paix intérieure.

- Non, ceux-là sont au diable, reprit plus violemment le Frère. J'ai
été paysan comme eux. Jusqu'à dix-huit ans, j'ai pioché la terre. Et
plus tard, à l'Institution, j'ai balayé, épluché des légumes, fait
les plus gros travaux. Ce n'est pas leur rude besogne que je leur
reproche. Au contraire, Dieu préfère ceux qui vivent dans la
bassesse... Mais les Artaud se conduisent en bêtes, voyez-vous! Ils
sont comme leurs chiens qui n'assistent pas à la messe, qui se
moquent des commandements de Dieu et de l'Église. Ils forniqueraient
avec leurs pièces de terre, tant ils les aiment!

Voriau, la queue au vent, s'arrêtait, reprenait son trot, après
s'être assuré que les deux hommes le suivaient toujours.

- Il y a des abus déplorables, en effet, dit l'abbé Mouret.



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