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J'ai beau essuyer, le matin, le bois garde toute la poussière. C'est noir, c'est laid... Vous ne savez pas ce qu'on dira, monsieur le curé? On dira que vous n'aimez pas la sainte Vierge, voilà tout. - Et après? demanda Frère Archangias. La Teuse resta toute suffoquée. - Après, murmura-t-elle, ça serait un péché, pardi!... L'autel est comme une de ces tombes qu'on abandonne dans les cimetières. Sans moi, les araignées y feraient leurs toiles, la mousse y pousserait. De temps en temps, quand je peux mettre un bouquet de côté, je le donne à la Vierge... Toutes les fleurs de notre jardin étaient pour elle, autrefois. Elle était montée devant l'autel, elle avait pris deux bouquets séchés, oubliés sur les gradins. - Vous voyez bien que c'est comme dans les cimetières, ajouta-t- elle, en les jetant aux pieds de l'abbé Mouret. Celui-ci les ramassa, sans répondre. La nuit était complètement venue. Frère Archangias s'embarrassa au milieu des chaises, manqua tomber. Il jurait, il mâchait des phrases sourdes, où revenaient les noms de Jésus et de Marie. Quand la Teuse, qui était allée chercher une lampe, rentra dans l'église, elle demanda simplement au prêtre: - Alors, je puis mettre les pots et les pinceaux au grenier? - Oui, répondit-il, c'est fini. Nous verrons plus tard pour le reste. Elle marcha devant eux, emportant tout, se taisant, de peur d'en trop dire. Et, comme l'abbé Mouret avait gardé les deux bouquets séchés à la main, Frère Archangias lui cria, en passant devant la basse-cour: - Jetez donc ça! L'abbé fit encore quelques pas, la tête penchée; puis, il jeta les fleurs dans le trou au fumier, par-dessus la claire-voie. V. Le Frère, qui avait mangé, resta là, à califourchon sur une chaise retournée, pendant le dîner du prêtre. Depuis que ce dernier était de retour aux Artaud, il venait ainsi presque tous les soirs s'installer au presbytère. Jamais il ne s'y était imposé plus rudement. Ses gros souliers écrasaient le carreau, sa voix tonnait, ses poings s'abattaient sur les meubles, tandis qu'il racontait les fessées données le matin aux petites filles, ou qu'il résumait sa morale en formules dures comme des coups de bâton. Puis, s'ennuyant, il avait imaginé de jouer aux cartes avec la Teuse. Ils jouaient à la bataille, interminablement, la Teuse n'ayant jamais pu apprendre un autre jeu. L'abbé Mouret, qui souriait aux premières cartes abattues rageusement sur la table, tombait peu à peu dans une rêverie profonde; et, pendant des heures, il s'oubliait, il s'échappait, sous les coups d'oeil défiants de Frère Archangias. Ce soir-là, la Teuse était d'une telle humeur, qu'elle parla d'aller se coucher, dès que la nappe fut ôtée. Mais le Frère voulait jouer. Il lui donna des tapes sur les épaules, finit par l'asseoir, et si violemment, que la chaise craqua. Il battait déjà les cartes. Désirée, qui le détestait, avait disparu avec son dessert, qu'elle montait presque tous les soir manger dans son lit. - Je veux les rouges, dit la Teuse. Et la lutte s'engagea. La Teuse enleva d'abord quelques belles cartes au Frère. Puis, deux as tombèrent en même temps sur la table. - Bataille! cria-t-elle avec une émotion extraordinaire. Elle jeta un neuf, ce qui la consterna; mais le Frère n'ayant jeté qu'un sept, elle ramassa les cartes, triomphante. Au bout d'une demi-heure, elle n'avait plus de nouveau que deux as, les chances se trouvaient rétablies. Et, vers le troisième quart d'heure, c'était elle qui perdait un as. Le va-et-vient des valets, des dames et des rois, avait toute la furie d'un massacre. - Hein! elle est fameuse, cette partie! dit Frère Archangias, en se tournant vers l'abbé Mouret. Mais il le vit si perdu, si loin, ayant aux lèvres un sourire si inconscient, qu'il haussa brutalement la voix. - Eh bien! monsieur le curé, vous ne nous regardez donc pas? Ce n'est guère poli... Nous ne jouons que pour vous. Nous cherchons à vous égayer... Allons, regardez le jeu. Ça vous vaudra mieux que de rêvasser. Où étiez-vous encore? Le prêtre avait eu un tressaillement. Il ne répondit pas, il s'efforça de suivre le jeu, les paupières battantes. La partie continuait avec acharnement. La Teuse regagna son as, puis le reperdit. Certains soirs, ils se disputaient ainsi les as pendant quatre heures; et souvent même ils allaient se coucher, furibonds, n'ayant pu se battre. - Mais j'y songe! cria tout d'un coup la Teuse, qui avait une grosse peur de perdre, monsieur le curé devait sortir ce soir. Il a promis au grand Fortuné et à la Rosalie d'aller bénir leur chambre, comme il est d'usage... Vite, monsieur le curé! Le Frère vous accompagnera. L'abbé Mouret était déjà debout, cherchant son chapeau. Mais Frère Archangias, sans lâcher ses cartes, se fâchait. - Laissez donc! Est-ce que ça a besoin d'être béni, ce trou à cochons! Pour ce qu'ils vont y faire de propre, dans leur chambre!... Encore un usage que vous devriez abolir. Un prêtre n'a pas à mettre son nez dans les draps des nouveaux mariés... Restez. Finissons la partie. Ça vaudra mieux. - Non, dit le prêtre, j'ai promis. Ces braves gens pourraient se blesser... Restez, vous. Finissez la partie, en m'attendant. La Teuse, très inquiète, regardait Frère Archangias. - Eh bien! oui, je reste, cria celui-ci. C'est trop bête! Mais l'abbé Mouret n'avait pas ouvert la porte, qu'il se levait pour le suivre, jetant violemment ses cartes. Il revint, il dit à la Teuse: - J'allais gagner... Laissez les paquets tels qu'ils sont. Nous continuerons la partie demain. - Ah bien, tout est brouillé, maintenant, répondit la vieille servante qui s'était empressée de mêler les cartes. Si vous croyez que je vais le mettre sous verre, votre paquet! Et puis je pouvais gagner, j'avais encore un as. Frère Archangias, en quelques enjambées, rejoignit l'abbé Mouret qui descendait l'étroit sentier conduisant aux Artaud. Il s'était donné la tâche de veiller sur lui. Il l'entourait d'un espionnage de toutes les heures, l'accompagnant partout, le faisant suivre par un gamin de son école, lorsqu'il ne pouvait s'acquitter lui-même de ce soin. Il disait, avec son rire terrible, qu'il était "le gendarme de Dieu". Et, à la vérité, le prêtre semblait un coupable emprisonné dans l'ombre noire de la soutane du Frère, un coupable dont on se méfie, que l'on juge assez faible pour retourner à sa faute, si on le perdait des yeux une minute. C'était une âpreté de vieille fille jalouse, un souci minutieux de geôlier qui pousse son devoir jusqu'à cacher les coins de ciel entrevus par les lucarnes. Frère Archangias se tenait toujours là, à boucher le soleil, à empêcher une odeur d'entrer, à murer si complètement le cachot, que rien du dehors n'y venait plus. Il guettait les moindres faiblesses de l'abbé, reconnaissait, à la clarté de son regard, les pensées tendres, les écrasait d'une parole, sans pitié, comme des bêtes mauvaises. Les silences, les sourires, les pâleurs du front, les frissons des membres, tout lui appartenait. D'ailleurs, il évitait de parler nettement de la faute. Sa présence seule était un reproche. La façon dont il prononçait certaines phrases leur donnait le cinglement d'un coup de fouet. Il mettait dans un geste toute l'ordure qu'il crachait sur le péché. Comme ces maris trompés qui plient leurs femmes sous des allusions sanglantes, dont ils goûtent seuls la cruauté, il ne reparlait pas de la scène du Paradou, il se contentait de l'évoquer d'un mot, pour anéantir, aux heures de crise, cette chair rebelle. Lui aussi avait été trompé par ce prêtre, tout souillé de son adultère divin, ayant trahi ses serments, rapportant sur lui des caresses défendues, dont la senteur lointaine suffisait à exaspérer sa continence de bouc qui ne s'était jamais satisfait. Il était près de dix heures. Le village dormait; mais, à l'autre bout, du côté du moulin, un tapage montait d'une des masures, vivement éclairée. Le père Bambousse avait abandonné à sa fille et à son gendre un coin de la maison, se réservant pour lui les plus belles pièces. On buvait là un dernier coup, en attendant le curé. - Ils sont soûls, gronda Frère Archangias. Les entendez-vous se vautrer? L'abbé Mouret ne répondit pas. La nuit était superbe, toute bleue d'un clair de lune qui changeait au loin la vallée en un lac dormant. Et il ralentissait sa marche, comme baigné d'un bien-être par ces clartés douces; il s'arrêtait même devant certaines nappes de lumière, avec le frisson délicieux que donne l'approche d'une eau fraîche. Le Frère continuait ses grandes enjambées, le gourmandant, l'appelant. - Venez donc... Ce n'est pas sain, de courir la campagne à cette heure. Vous seriez mieux dans votre lit. Mais, brusquement, à l'entrée du village, il se planta au milieu de la route. Il regardait vers les hauteurs, où les lignes blanches des ornières se perdaient dans les taches noires des petits bois de pins. Il avait un grognement de chien qui flaire un danger. - Qui descend de là-haut, si tard? murmura-t-il. Le prêtre, n'entendant rien, ne voyant rien, voulut à son tour lui faire presser le pas. - Laissez donc, le voici, reprit vivement Frère Archangias. Il vient de tourner le coude. Tenez, la lune l'éclaire. Vous le voyez bien, à présent... C'est un grand, avec un bâton. Puis, au bout d'un silence, il reprit, la voix rauque, étouffée par la fureur: - C'est lui, c'est ce gueux!... Je le sentais. Alors, le nouveau venu étant au bas de la côte, l'abbé Mouret reconnut Jeanbernat. Malgré ses quatre-vingts ans, le vieux tapait si dur des talons, que ses gros souliers ferrés tiraient des étincelles des silex de la route. Il marchait droit comme un chêne, sans même se servir de son bâton, qu'il portait sur son épaule, en manière de fusil. - Ah! le damné! bégaya le Frère cloué sur place, en arrêt. Le diable lui jette toute la braise de l'enfer sous les pieds. Le prêtre, très troublé, désespérant de faire lâcher prise à son compagnon, tourna le dos pour continuer sa route, espérant encore éviter Jeanbernat, en se hâtant de gagner la maison des Bambousse. Mais il n'avait pas fait cinq pas, que la voix railleuse du vieux s'éleva, presque derrière son dos. - Eh! 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