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Text on one page: Few Medium Many
Les oies mettaient le duvet
de leur cou le long de ses cuisses. A gauche, le cochon lui
chauffait le flanc; pendant que la chèvre, à droite, allongeait sa
tête barbue jusque sous son aisselle. Un peu partout, des pigeons
nichaient, dans ses mains ouvertes, au creux de sa taille, derrière
ses épaules tombantes. Et elle était toute rose, en dormant,
caressée par le souffle plus fort de la vache, étouffée sous le
poids du grand coq accroupi, qui était descendu plus bas que la
gorge, les ailes battantes, la crête allumée, et dont le ventre
fauve la brûlait d'une caresse de flamme, à travers ses jupes.

La pluie, au-dehors, tombait plus fine. Une nappe de soleil,
échappée du coin d'un nuage, trempait d'or la poussière d'eau
volante. Albine, restée immobile, regardait dormir Désirée, cette
belle fille qui contentait sa chair en se roulant sur la paille.
Elle souhaitait d'être ainsi lasse et pâmée, endormie de jouissance,
pour quelques fétus qui lui auraient chatouillé la nuque. Elle
jalousait ces bras forts, cette poitrine dure, cette vie toute
charnelle dans la chaleur fécondante d'un troupeau de bêtes, cet
épanouissement purement animal, qui faisait de l'enfant grasse la
tranquille soeur de la grande vache blanche et rousse. Elle rêvait
d'être aimée du coq fauve et d'aimer elle-même comme les arbres
poussent, naturellement, sans honte, en ouvrant chacune de ses
veines aux jets de la sève. C'était la terre qui assouvissait
Désirée, lorsqu'elle se vautrait sur le dos. Cependant, la pluie
avait complètement cessé. Les trois chats de la maison, l'un
derrière l'autre, filaient dans la cour, le long du mur, en prenant
des précautions infinies pour ne pas se mouiller. Ils allongèrent le
cou dans l'écurie, ils vinrent droit à la dormeuse, ronronnant, se
couchant contre elle, les pattes sur un peu de sa peau. Moumou, le
gros chat noir, blotti près d'une de ses joues, se mit à lui lécher
le menton avec douceur.

- Et Serge? murmura machinalement Albine.

Où était donc l'obstacle? Qui l'empêchait de se contenter ainsi,
heureuse, en pleine nature? Pourquoi n'aimait-elle pas, pourquoi
n'était-elle pas aimée, au grand soleil, librement, comme les arbres
poussent? Elle ne savait pas, elle se sentait abandonnée, à jamais
meurtrie. Et elle avait un entêtement farouche, un besoin de
reprendre son bien dans ses bras, de le cacher, d'en jouir encore.
Alors, elle se leva. La porte de la sacristie venait d'être
rouverte; un léger claquement de mains se fit entendre, suivi du
vacarme d'une bande d'enfants tapant leurs sabots sur les dalles; le
catéchisme était fini. Elle quitta doucement l'écurie, où elle
attendait, depuis une heure, dans la buée chaude de la basse-cour.
Comme elle se glissait le long du couloir de la sacristie, elle
aperçut le dos de la Teuse, qui rentra dans sa cuisine, sans tourner
la tête. Et, certaine de n'être pas vue, elle poussa la porte,
l'accompagnant de la main pour qu'elle retombât sans bruit. Elle
était dans l'église.





VIII.

D'abord, elle ne vit personne. Au-dehors, la pluie tombait de
nouveau, une pluie fine, persistante. L'église lui parut toute
grise. Elle passa derrière le maître-autel, s'avança jusqu'à la
chaire. Il n'y avait, au milieu de la nef, que des bancs laissés en
déroute par les galopins du catéchisme. Le balancier de l'horloge
battait sourdement, dans tout ce vide. Alors, elle descendit pour
aller frapper à la boiserie du confessionnal, qu'elle apercevait à
l'autre bout. Mais, comme elle passait devant la chapelle des Morts,
elle trouva l'abbé Mouret prosterné au pied du grand Christ
saignant. Il ne bougeait pas, il devait croire que la Teuse rangeait
les bancs, derrière lui. Albine lui posa la main sur l'épaule.

- Serge, dit-elle, je viens te chercher.

Le prêtre leva la tête, très pâle, avec un tressaillement. Il resta
à genoux, il se signa, les lèvres balbutiantes encore de sa prière.

- J'ai attendu, continua-t-elle. Chaque matin, chaque soir, je
regardais si tu n'arrivais pas. J'ai compté les jours, puis je n'ai
plus compté. Voilà des semaines... Alors, quand j'ai su que tu ne
viendrais pas, je suis venue, moi. Je me suis dit: "Je l'emmènerai..."
Donne-moi tes mains, allons-nous en.

Et elle lui tendait les mains, comme pour l'aider à se relever. Lui,
se signa de nouveau. Il priait toujours, en la regardant. Il avait
calmé le premier frisson de sa chair. Dans la grâce qui l'inondait
depuis le matin, ainsi qu'un bain céleste, il puisait des forces
surhumaines.

- Ce n'est pas ici votre place, dit-il gravement. Retirez-vous...
Vous aggravez vos souffrances.

- Je ne souffre plus, reprit-elle avec un sourire. Je me porte
mieux, je suis guérie, puisque je te vois... Ecoute, je me faisais
plus malade que je n'étais, pour qu'on vînt te chercher. Je veux
bien l'avouer, maintenant. C'est comme cette promesse de partir, de
quitter le pays, après t'avoir retrouvé, tu ne t'es pas imaginé
peut-être que je l'aurais tenue. Ah bien! je t'aurais plutôt emporté
sur mes épaules... Les autres ne savent pas; mais toi tu sais bien
qu'à présent je ne puis vivre ailleurs qu'à ton cou.

Elle redevenait heureuse, elle se rapprochait avec des caresses
d'enfant libre, sans voir la rigidité froide du prêtre. Elle
s'impatienta, tapa joyeusement dans ses mains, en criant:

- Voyons, décide-toi! Serge. Tu nous fais perdre un temps, là! Il
n'y a pas besoin de tant de réflexions. Je t'emmène, pardi! c'est
simple... Si tu désires ne pas être vu, nous nous en irons par le
Mascle. Le chemin n'est pas commode; mais je l'ai bien pris toute
seule; nous nous aiderons, quand nous serons deux... Tu connais le
chemin, n'est-ce pas? Nous traversons le cimetière, nous descendons
au bord du torrent, puis nous n'avons plus qu'à le suivre, jusqu'au
jardin. Et comme l'on est chez soi, là-bas, au fond! Il n'y a
personne, va! rien que des broussailles et de belles pierres rondes.
Le lit est presque à sec. En venant, je pensais "Lorsqu'il sera avec
moi, tout à l'heure, nous marcherons doucement, en nous
embrassant..." Allons, dépêche-toi. Je t'attends, Serge.

Le prêtre semblait ne plus entendre. Il s'était remis en prières,
demandant au ciel le courage des saints. Avant d'engager la lutte
suprême, il s'armait des épées flamboyantes de la foi. Un instant,
il craignit de faiblir. Il lui avait fallu un héroïsme de martyr
pour laisser ses genoux collés à la dalle, pendant que chaque mot
d'Albine l'appelait: son coeur allait vers elle, tout son sang se
soulevait, le jetait dans ses bras, avec l'irrésistible désir de
baiser ses cheveux. Elle avait, de l'odeur seule de son haleine,
éveillé et fait passer en une seconde les souvenirs de leur
tendresse, le grand jardin, les promenades sous les arbres, la joie
de leur union. Mais la grâce le trempa de sa rosée plus abondante;
ce ne fut que la torture d'un moment, qui vida le sang de ses
veines; et rien d'humain ne demeura en lui. Il n'était plus que la
chose de Dieu.

Albine dut le toucher de nouveau à l'épaule. Elle s'inquiétait, elle
s'irritait peu à peu.

- Pourquoi ne réponds-tu pas? Tu ne peux refuser, tu vas me
suivre... Songe que j'en mourrais, si tu refusais. Mais non, cela
n'est pas possible. Rappelle-toi. Nous étions ensemble, nous ne
devions jamais nous quitter. Et vingt fois tu t'es donné. Tu me
disais de te prendre tout entier, de prendre tes membres, de prendre
ton souffle, de prendre ta vie... Je n'ai point rêvé, peut-être. Il
n'y a pas une place de ton corps que tu ne m'aies livrée, pas un de
tes cheveux dont je ne sois la maîtresse. Tu as un signe à l'épaule
gauche, je l'ai baisé, il est à moi. Tes mains sont à moi, je les ai
serrées pendant des jours dans les miennes. Et ton visage, tes
lèvres, tes yeux, ton front, tout cela est à moi, j'en ai disposé
pour mes tendresses... Entends-tu, Serge?

Elle se dressait devant lui, souveraine, allongeant les bras. Elle
répéta d'une voix plus haute:

- Entends-tu, Serge? tu es à moi!

Alors, lentement, l'abbé Mouret se leva. Il s'adossa à l'autel, en
disant:

- Non, vous vous trompez, je suis à Dieu.

Il était plein de sérénité. Sa face nue ressemblait à celle d'un
saint de pierre, que ne trouble aucune chaleur venue des entrailles.
Sa soutane tombait à plis droits, pareille à un suaire noir, sans
rien laisser deviner de son corps. Albine recula à la vue du fantôme
sombre de son amour. Elle ne retrouvait point sa barbe libre, sa
chevelure libre. Maintenant, au milieu de ses cheveux coupés, elle
apercevait une tache blême, la tonsure, qui l'inquiétait comme un
mal inconnu, quelque plaie mauvaise, grandie là pour manger la
mémoire des jours heureux. Elle ne reconnaissait ni ses mains
autrefois tièdes de caresses, ni son cou souple tout sonore de
rires, ni ses pieds nerveux dont le galop l'emportait au fond des
verdures. Etait-ce donc là le garçon aux muscles forts, le col
dénoué montrant le duvet de la poitrine, la peau épanouie par le
soleil, les reins vibrants de vie, dans l'étreinte duquel elle avait
vécu une saison? A cette heure, il ne semblait plus avoir de chair,
le poil lui était honteusement tombé, toute sa virilité se séchait
sous cette robe de femme qui le laissait sans sexe.

- Oh! murmura-t-elle, tu me fais peur... M'as-tu cru morte, que tu
as pris le deuil? Enlève ce noir, mets une blouse. Tu retrousseras
les manches, nous pêcherons encore des écrevisses... Tes bras
étaient aussi blonds que les miens.

Elle avait porté la main sur la soutane, comme pour en arracher
l'étoffe. Lui, la repoussa du geste, sans la toucher. Il la
regardait, il s'affermissait contre la tentation, en ne la quittant
pas des yeux. Elle lui paraissait grandie. Elle n'était plus la
gamine aux bouquets sauvages, jetant au vent ses rires de
bohémienne, ni l'amoureuse vêtue de jupes blanches, pliant sa taille
mince, ralentissant sa marche attendrie derrière les haies.
Maintenant, un duvet de fruit blondissait sa lèvre, ses hanches
roulaient librement, sa poitrine avait un épanouissement de fleur
grasse. Elle était femme, avec sa face longue, qui lui donnait un
grand air de fécondité. Dans ses flancs élargis, la vie dormait.



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