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Text on one page: Few Medium Many
Dans ses flancs élargis, la vie dormait. Sur
ses joues, à fleur de peau, venait l'adorable maturité de sa chair.
Et le prêtre, tout enveloppé de son odeur passionnée de femme faite,
prenait une joie amère à braver la caresse de sa bouche rouge, le
rire de ses yeux, l'appel de sa gorge, l'ivresse qui coulait d'elle
au moindre mouvement. Il poussait la témérité jusqu'à chercher sur
elle les places qu'il avait baisées follement, autrefois, les coins
des yeux, les coins des lèvres, les tempes étroites, douces comme du
satin, la nuque d'ambre, soyeuse comme du velours. Jamais, même au
cou d'Albine, il n'avait goûté les félicités qu'il éprouvait à se
martyriser, en regardant en face cette passion qu'il refusait. Puis,
il craignit de céder là à quelque nouveau piège de la chair. Il
baissa les yeux, il dit avec douceur:

- Je ne puis vous entendre ici. Sortons, si vous tenez à accroître
nos regrets à tous deux... Notre présence en cet endroit est un
scandale. Nous sommes chez Dieu.

- Qui ça, Dieu? cria Albine affolée, redevenue la grande fille
lâchée en pleine nature. Je ne le connais pas, ton Dieu, je ne veux
pas le connaître, s'il te vole à moi, qui ne lui ai jamais rien
fait. Mon oncle Jeanbernat a donc raison de dire que ton Dieu est
une invention de méchanceté, une manière d'épouvanter les gens et de
les faire pleurer... Tu mens, tu ne m'aimes plus, ton Dieu n'existe
pas.

- Vous êtes chez lui, répéta l'abbé Mouret avec force. Vous
blasphémez. D'un souffle, il pourrait vous réduire en poussière.

Elle eut un rire superbe. Elle levait les bras, elle défiait le
ciel.

- Alors, dit-elle, tu préfères ton Dieu à moi! Tu le crois plus
fort que moi. Tu t'imagines qu'il t'aimera mieux que moi... Tiens!
tu es un enfant. Laisse donc ces bêtises. Nous allons retourner au
jardin ensemble, et nous aimer, et être heureux, et être libres.
C'est la vie.

Cette fois, elle avait réussi à le prendre à la taille. Elle
l'entraînait. Mais il se dégagea, tout frissonnant, de son étreinte;
il revint s'adosser à l'autel, s'oubliant, la tutoyant comme
autrefois.

- Va-t'en, balbutia-t-il. Si tu m'aimes encore, va-t'en... Oh!
Seigneur, pardonnez-lui, pardonnez-moi de salir votre maison. Si je
passais la porte derrière elle, je la suivrais peut-être. Ici, chez
vous, je suis fort. Permettez que je reste là, à vous défendre.

Albine demeura un instant silencieuse. Puis, d'une voix calmée:

- C'est bien, restons ici... Je veux te parler. Tu ne peux être
méchant. Tu me comprendras. Tu ne me laisseras pas partir seule...
Non, ne te défends pas. Je ne te prendrai plus, puisque cela te fait
mal. Tu vois, je suis très calme. Nous allons causer, doucement,
comme lorsque nous nous perdions, et que nous ne cherchions pas
notre chemin, pour causer plus longtemps.

Elle souriait, elle continua:

- Moi, je ne sais pas. L'oncle Jeanbernat me défendait de venir à
l'église. Il me disait: "Bête, puisque tu as un jardin, qu'est-ce
que tu irais faire dans une masure où l'on étouffe?..." J'ai grandi
bien contente. Je regardais dans les nids, sans toucher aux oeufs.
Je ne cueillais pas même les fleurs, de peur de faire saigner les
plantes. Tu sais que jamais je n'ai pris un insecte pour le
tourmenter... Alors, pourquoi Dieu serait-il en colère contre moi?

- Il faut le connaître, le prier, lui rendre à chaque heure les
hommages qui lui sont dus, répondit le prêtre.

- Cela te contenterait, n'est-ce pas? reprit-elle. Tu me
pardonnerais, tu m'aimerais encore?... Eh bien! je veux tout ce que
tu veux. Parle-moi de Dieu, je croirai en lui, je l'adorerai.
Chacune de tes paroles sera une vérité que j'écouterai à genoux.
Est-ce que jamais j'ai eu une pensée autre que la tienne?... Nous
reprendrons nos longues promenades, tu m'instruiras, tu feras de moi
ce qu'il te plaira. Oh! consens, je t'en prie!

L'abbé Mouret montra sa soutane.

- Je ne puis, dit-il simplement; je suis prêtre.

- Prêtre! répéta-t-elle en cessant de sourire. Oui, l'oncle prétend
que les prêtres n'ont ni femme, ni soeur, ni mère. Alors, cela est
vrai... Mais pourquoi es-tu venu? C'est toi qui m'as prise pour ta
soeur, pour ta femme. Tu mentais donc?

Il leva sa face pâle, où perlait une sueur d'angoisse.

- J'ai péché, murmura-t-il.

- Moi, continua-t-elle, lorsque je t'ai vu si libre, j'ai cru que
tu n'étais plus prêtre. J'ai pensé que c'était fini, que tu
resterais sans cesse là, pour moi, avec moi... Et maintenant, que
veux-tu que je fasse, si tu emportes toute ma vie?

- Ce que je fais, répondit-il: vous agenouiller, mourir à genoux,
ne pas vous relever avant que Dieu pardonne.

- Tu es donc lâche? dit-elle encore, reprise par la colère, les
lèvres méprisantes.

Il chancela, il garda le silence. Une souffrance abominable le
serrait à la gorge; mais il demeurait plus fort que la douleur. Il
tenait la tête droite, il souriait presque des coins de sa bouche
tremblante. Albine, de son regard fixe, le défia un instant. Puis,
avec un nouvel emportement:

- Eh! réponds, accuse-moi, dis que c'est moi qui suis allée te
tenter. Ce sera le comble... Va, je te permets de t'excuser. Tu peux
me battre, je préférerais tes coups à ta raideur de cadavre. N'as-tu
plus de sang? N'entends-tu pas que je t'appelle lâche? Oui, tu es
lâche, tu ne devais pas m'aimer, puisque tu ne peux être un homme...
Est-ce ta robe noire qui te gêne? Arrache-la. Quand tu seras nu, tu
te souviendras peut-être.

Le prêtre, lentement, répéta les mêmes paroles:

- J'ai péché, je n'ai pas d'excuse. Je fais pénitence de ma faute,
sans espérer de pardon. Si j'arrachais mon vêtement, j'arracherais
ma chair, car je me suis donné à Dieu tout entier, avec mon âme,
avec mes os. Je suis prêtre.

- Et moi! et moi! cria une dernière fois Albine.

Il ne baissa pas la tête.

- Que vos souffrances me soient comptées comme autant de crimes!
Que je sois éternellement puni de l'abandon où je dois vous laisser!
Ce sera juste... Tout indigne que je suis, je prie pour vous chaque
soir.

Elle haussa les épaules, avec un immense découragement. Sa colère
tombait. Elle était presque prise de pitié.

- Tu es fou, murmura-t-elle. Garde tes prières. C'est toi que je
veux... Jamais tu ne comprendras. J'avais tant de choses à te dire!
Et tu es là, à me mettre toujours en colère, avec tes histoires de
l'autre monde... Voyons, soyons raisonnables tous les deux.
Attendons d'être plus calmes. Nous causerons encore... Il n'est pas
possible que je m'en aille comme ça. Je ne peux te laisser ici.
C'est parce que tu es ici que tu es comme mort, la peau si froide,
que je n'ose te toucher... Ne parlons plus. Attendons.

Elle se tut, elle fit quelques pas. Elle examinait la petite église.
La pluie continuait à mettre aux vitres son ruissellement de cendre
fine. Une lumière froide, trempée d'humidité, semblait mouiller les
murs. Du dehors, pas un bruit ne venait, que le roulement monotone
de l'averse. Les moineaux devaient s'être blottis sous les tuiles,
le sorbier dressait des branches vagues, noyées dans la poussière
d'eau. Cinq heures sonnèrent, arrachées coup à coup de la poitrine
fêlée de l'horloge; puis, le silence grandit encore, plus sourd,
plus aveugle, plus désespéré. Les peintures, à peine sèches,
donnaient au maître-autel et aux boiseries une propreté triste,
l'air d'une chapelle de couvent où le soleil n'entre pas. Une agonie
lamentable emplissait la nef, éclaboussée du sang qui coulait des
membres du grand Christ; tandis que, le long des murs, les quatorze
images de la Passion étalaient leur drame atroce, barbouillé de
jaune et de rouge, suant l'horreur. C'était la vie qui agonisait là,
dans ce frisson de mort, sur ces autels pareils à des tombeaux, au
milieu de cette nudité de caveau funèbre. Tout parlait de massacre,
de nuit, de terreur, d'écrasement, de néant. Une dernière haleine
d'encens traînait, pareille au dernier souffle attendri de quelque
trépassée, étouffée jalousement sous les dalles.

- Ah! dit enfin Albine, comme il faisait bon au soleil, tu te
rappelles!... Un matin, c'était à gauche du parterre, nous marchions
le long d'une haie de grands rosiers. Je me souviens de la couleur
de l'herbe; elle était presque bleue, avec des moires vertes. Quand
nous arrivâmes au bout de la haie, nous revînmes sur nos pas, tant
le soleil avait là une odeur douce. Et ce fut toute notre promenade,
cette matinée-là, vingt pas en avant, vingt pas, en arrière, un coin
de bonheur dont tu ne voulais plus sortir. Les mouches à miel
ronflaient; une mésange ne nous quitta pas, sautant de branche en
branche; des processions de bêtes, autour de nous, s'en allaient à
leurs affaires. Tu murmurais: "Que la vie est bonne!" La vie,
c'était les herbes, les arbres, les eaux, le ciel, le soleil, dans
lequel nous étions tout blonds, avec des cheveux d'or.

Elle rêva un instant encore, elle reprit:

- La vie, c'était le Paradou. Comme il nous paraissait grand!
Jamais nous ne savions en trouver le bout. Les feuillages y
roulaient jusqu'à l'horizon, librement, avec un bruit de vagues. Et
que de bleu sur nos têtes! Nous pouvions grandir, nous envoler,
courir comme les nuages, sans rencontrer plus d'obstacles qu'eux.
L'air était à nous.

Elle s'arrêta, elle montra d'un geste les murs écrasés de l'église.

- Et, ici, tu es dans une fosse. Tu ne pourrais élargir les bras
sans t'écorcher les mains à la pierre. La voûte te cache le ciel, te
prend ta part de soleil. C'est si petit, que tes membres s'y
raidissent, comme si tu étais couché vivant dans la terre.

- Non, dit le prêtre, l'église est grande comme le monde. Dieu y
tient tout entier.

D'un nouveau geste, elle désigna les croix, les christs mourants,
les supplices de la Passion.

- Et tu vis au milieu de la mort. Les herbes, les arbres, les eaux,
le soleil, le ciel, tout agonise autour de toi.

- Non, tout revit, tout s'épure, tout remonte à la source de
lumière.

Il s'était redressé, avec une flamme dans les yeux. Il quitta
l'autel, invincible désormais, embrasé d'une telle foi, qu'il
méprisait les dangers de la tentation. Et il prit la main d'Albine,
il la tutoya comme une soeur, il l'emmena devant les images
douloureuses du chemin de la Croix.

- Tiens, dit-il, voici ce que mon Dieu a souffert...



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