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Text on one page: Few Medium Many
Jésus est
battu de verges. Tu vois, ses épaules sont nues, sa chair est
déchirée, son sang coule jusque sur ses reins... Jésus est couronné
d'épines. Des larmes rouges ruissellent de son front troué. Une
grande déchirure lui a fendu la tempe... Jésus est insulté par les
soldats. Ses bourreaux lui ont jeté par dérision un lambeau de
pourpre au cou, et ils couvrent sa face de crachats, ils le
soufflettent, ils lui enfoncent à coups de roseau sa couronne dans
le front...

Albine détournait la tête, pour ne pas voir les images, rudement
coloriées, où des balafres de laque coupaient les chairs d'ocre de
Jésus. Le manteau de pourpre semblait, à son cou, un lambeau de sa
peau écorchée.

- A quoi bon souffrir, à quoi bon mourir! répondit-elle. O Serge!
si tu te souvenais!... Tu me disais, ce jour-là, que tu étais
fatigué. Et je savais bien que tu mentais, parce que le temps était
frais et que nous n'avions pas marché plus d'un quart d'heure. Mais
tu voulais t'asseoir, pour me prendre dans tes bras. Il y avait, tu
sais bien, au fond du verger, un cerisier planté sur le bord d'un
ruisseau, devant lequel tu ne pouvais passer sans éprouver le besoin
de me baiser les mains, à petits baisers qui montaient le long de
mes épaules jusqu'à mes lèvres. La saison des cerises était passée,
tu mangeais mes lèvres... Les fleurs qui se fanaient nous faisaient
pleurer. Un jour que tu trouvas une fauvette morte dans l'herbe, tu
devins tout pâle, tu me serras contre ta poitrine, comme pour
défendre à la terre de me prendre.

Le prêtre l'entraînait devant les autres stations.

- Tais-toi! cria-t-il, regarde encore, écoute encore. Il faut que
tu te prosternes de douleur et de pitié... Jésus succombe sous le
poids de sa croix. La montée du Calvaire est rude. Il est tombé sur
les genoux. Il n'essuie pas même la sueur de son visage, et il se
relève, il continue sa marche... Jésus, de nouveau, succombe sous le
poids de sa croix. A chaque pas, il chancelle. Cette fois, il est
tombé sur le flanc, si violemment, qu'il reste un moment sans
haleine. Ses mains déchirées ont lâché la croix. Ses pieds endoloris
laissent derrière lui des empreintes sanglantes. Une lassitude
abominable l'écrase, car il porte sur ses épaules les péchés du
monde...

Albine avait regardé Jésus, en jupe bleue, étendu sous la croix
démesurée, dont la couleur noire coulait et salissait l'or de son
auréole. Puis, les regards perdus, elle murmura:

- Oh! les sentiers des prairies!... Tu n'as donc plus de mémoire,
Serge? Tu ne connais plus les chemins d'herbe fine, qui s'en vont à
travers les prés, parmi de grandes mares de verdure?... L'après-midi
dont je te parle, nous n'étions sortis que pour une heure. Puis,
nous allâmes toujours devant nous, si bien que les étoiles se
levaient, lorsque nous marchions encore. Cela était si doux, ce
tapis sans fin, souple comme de la soie! Nos pieds ne rencontraient
pas un gravier. On eût dit une mer verte, dont l'eau moussue nous
berçait. Et nous savions bien où nous conduisaient ces sentiers si
tendres qui ne menaient nulle part. Ils nous conduisaient à notre
amour, à la joie de vivre les mains à nos tailles, à la certitude
d'une journée de bonheur... Nous rentrâmes sans fatigue. Tu étais
plus léger qu'au départ, parce que tu m'avais donné tes caresses et
que je n'avais pu te les rendre toutes.

De ses mains tremblantes d'angoisse, l'abbé Mouret indiquait les
dernières images. Il balbutiait:

- Et Jésus est attaché à la croix. A coups de marteau, les clous
entrent dans ses mains ouvertes. Un seul clou suffit pour ses pieds,
dont les os craquent. Lui, tandis que sa chair tressaille, sourit,
les yeux au ciel... Jésus est entre les deux larrons. Le poids de
son corps agrandit horriblement ses blessures. De son front, de ses
membres, ruisselle une sueur de sang. Les deux larrons l'injurient,
les passants le raillent, les soldats se partagent ses vêtements. Et
les ténèbres se répandent, et le soleil se cache... Jésus meurt sur
la croix. Il jette un grand cri, il rend l'esprit. O mort terrible!
Le voile du temple fut déchiré en deux, du haut en bas; la terre
trembla, les pierres se fendirent, les sépulcres s'ouvrirent...

Il était tombé à genoux, la voix coupée par des sanglots, les yeux
sur les trois croix du Calvaire, où se tordaient des corps blafards
de suppliciés, que le dessin grossier décharnait affreusement.
Albine se mit devant les images pour qu'il ne les vit plus.

- Un soir, dit-elle, par un long crépuscule, j'avais posé ma tête
sur tes genoux... C'était dans la forêt, au bout de cette grande
allée de châtaigniers, que le soleil couchant enfilait d'un dernier
rayon. Ah! quel adieu caressant! Le soleil s'attardait à nos pieds,
avec un bon sourire ami nous disant au revoir. Le ciel pâlissait
lentement. Je te racontais en riant qu'il ôtait sa robe bleue, qu'il
mettait sa robe noire à fleurs d'or, pour aller en soirée. Toi, tu
guettais l'ombre, impatient d'être seul, sans le soleil qui nous
gênait. Et ce n'était pas de la nuit qui venait, c'était une douceur
discrète, une tendresse voilée, un coin de mystère, pareil à un de
ces sentiers très sombres, sous les feuilles, dans lesquels on
s'engage pour se cacher un moment, avec la certitude de retrouver, à
l'autre bout, la joie du plein jour. Ce soir-là, le crépuscule
apportait, dans sa pâleur sereine, la promesse d'une splendide
matinée... Alors, moi, je feignis de m'endormir, voyant que le jour
ne s'en allait pas assez vite à ton gré. Je puis bien le dire
maintenant, je ne dormais pas, pendant que tu m'embrassais sur les
yeux. Je goûtais tes baisers. Je me retenais pour ne pas rire.
J'avais une haleine régulière que tu buvais. Puis, lorsqu'il fit
noir, ce fut comme un long bercement. Les arbres, vois-tu, ne
dormaient pas plus que moi... La nuit, tu te souviens, les fleurs
avaient une odeur plus forte.

Et comme il restait à genoux, la face inondée de larmes, elle lui
saisit les poignets, elle le releva, reprenant avec passion:

- Oh! si tu savais, tu me dirais de t'emporter, tu lierais tes bras
à mon cou pour que je ne pusse m'en aller sans toi... Hier, j'ai
voulu revoir le jardin. Il est plus grand, plus profond, plus
insondable. J'y ai trouvé des odeurs nouvelles, si suaves qu'elles
m'ont fait pleurer. J'ai rencontré, dans les allées, des pluies de
soleil qui me trempaient d'un frisson de désir. Les roses m'ont
parlé de toi. Les bouvreuils s'étonnaient de me voir seule. Tout le
jardin soupirait... Oh! viens, jamais les herbes n'ont déroulé des
couches plus douces. J'ai marqué d'une fleur le coin perdu où je
veux te conduire. C'est, au fond d'un buisson, un trou de verdure
large comme un grand lit. De là, on entend le jardin vivre, avec ses
arbres, ses eaux, son ciel. La respiration même de la terre nous
bercera... Oh! viens, nous nous aimerons dans l'amour de tout.

Mais il la repoussa. Il était revenu devant la chapelle des Morts,
en face du grand Christ de carton peint, de la grandeur d'un enfant
de dix ans, qui agonisait avec une vérité si effroyable. Les clous
imitaient le fer, les blessures restaient béantes, atrocement
déchirées.

- Jésus qui êtes mort pour nous, cria-t-il, dites-lui donc notre
néant! Dites-lui que nous sommes poussière, ordure, damnation! Ah!
tenez! permettez que je couvre ma tête d'un cilice, que je pose mon
front à vos pieds, que je reste là immobile, jusqu'à ce que la mort
me pourrisse. La terre n'existera plus. Le soleil sera éteint. Je ne
verrai plus, je ne sentirai plus, je n'entendrai plus. Rien de ce
monde misérable ne viendra déranger mon âme de votre adoration.

Il s'exaltait de plus en plus. Il marcha vers Albine, les mains
levées.

- Tu avais raison, c'est la mort qui est ici, c'est la mort que je
veux, la mort qui délivre, qui sauve de toutes les pourritures...
Entends-tu! je nie la vie, je la refuse, je crache sur elle. Tes
fleurs puent, ton soleil aveugle, ton herbe donne la lèpre à qui s'y
couche, ton jardin est un charnier où se décomposent les cadavres
des choses. La terre sue l'abomination. Tu mens, quand tu parles
d'amour, de lumière, de vie bienheureuse, au fond de ton palais de
verdure. Il n'y a chez toi que des ténèbres. Tes arbres distillent
un poison qui change les hommes en bête; tes taillis sont noirs du
venin des vipères; tes rivières roulent la peste sous leurs eaux
bleues. Si j'arrachais à ta nature sa jupe de soleil, sa ceinture de
feuillage, tu la verrais hideuse comme une mégère, avec des côtes de
squelette, toute mangée de vices... Et même quand tu dirais vrai,
quand tu aurais les mains pleines de jouissances, quand tu
m'emporterais sur un lit de roses pour m'y donner le rêve du
paradis, je me défendrais plus désespérément encore contre ton
étreinte. C'est la guerre entre nous, séculaire, implacable. Tu
vois, l'église est bien petite; elle est pauvre, elle est laide,
elle a un confessionnal et une chaire de sapin, un baptistère de
plâtre, des autels faits de quatre planches, que j'ai repeints moi-
même. Qu'importe! elle est plus grande que ton jardin, que la
vallée, que toute la terre. C'est une forteresse redoutable que rien
ne renversera. Les vents, et le soleil, et les forêts, et les mers,
tout ce qui vit, aura beau lui livrer assaut, elle restera debout,
sans même être ébranlée. Oui, que les broussailles grandissent,
qu'elles secouent les murs de leurs bras épineux, et que des
pullulements d'insectes sortent des fentes du sol pour venir ronger
les murs, l'église, si ruinée qu'elle soit, ne sera jamais emportée
dans ce débordement de la vie! Elle est la mort inexpugnable... Et
veux-tu savoir ce qui arrivera, un jour. La petite église deviendra
si colossale, elle jettera une telle ombre, que toute ta nature
crèvera. Ah! la mort, la mort de tout, avec le ciel béant pour
recevoir nos âmes, au-dessus des débris abominables du monde!

Il criait, il poussait Albine violemment vers la porte. Celle-ci,
très pâle, reculait pas à pas. Quand il se tut, la voix étranglée,
elle dit gravement:

- Alors, c'est fini, tu me chasses?... Je suis ta femme pourtant.
C'est toi qui m'as faite. Dieu, après avoir permis cela, ne peut
nous punir à ce point.

Elle était sur le seuil.



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