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Text on one page: Few Medium Many
Je suis ta femme pourtant.
C'est toi qui m'as faite. Dieu, après avoir permis cela, ne peut
nous punir à ce point.

Elle était sur le seuil. Elle ajouta:

- Ecoute, tous les jours, quand le soleil se couche, je vais au
bout du jardin, à l'endroit où la muraille est écroulée... Je
t'attends.

Et elle s'en alla. La porte de la sacristie retomba avec un soupir
étouffé.





IX.

L'église était silencieuse. Seule, la pluie, qui redoublait, mettait
sous la nef un frisson d'orgue. Dans ce calme brusque, la colère du
prêtre tomba; il se sentit pris d'un attendrissement. Et ce fut le
visage baigné de larmes, les épaules secouées par des sanglots,
qu'il revint se jeter à genoux devant le grand Christ. Un acte
d'ardent remerciement s'échappait de ses lèvres.

- Oh! merci mon Dieu, du secours que vous avez bien voulu
m'envoyer. Sans votre grâce, j'écoutais la voix de ma chair, je
retournais misérablement à mon péché. Votre grâce me ceignait les
reins comme une ceinture de combat; votre grâce était mon armure,
mon courage, le soutien intérieur qui me tenait debout, sans une
faiblesse. O mon Dieu, vous étiez en moi; c'était vous qui parliez
en moi, car je ne reconnaissais plus ma lâcheté de créature, je me
sentais fort à couper tous les liens de mon coeur. Et voici mon
coeur tout saignant; il n'est plus à personne, il est à vous. Pour
vous, je l'ai arraché au monde. Mais ne croyez pas, ô mon Dieu, que
je tire quelque vanité de cette victoire. Je sais que je ne suis
rien sans vous. Je m'abîme à vos pieds, dans mon humilité.

Il s'était affaissé, à demi assis sur la marche de l'autel, ne
trouvant plus de paroles, laissant son haleine fumer comme un
encens, entre ses lèvres entrouvertes. L'abondance de la grâce le
baignait d'une extase ineffable. Il se repliait sur lui-même, il
cherchait Jésus au fond de son être, dans le sanctuaire d'amour
qu'il préparait à chaque minute pour le recevoir dignement. Et Jésus
était présent, il le sentait là, à la douceur extraordinaire qui
l'inondait. Alors, il entama avec Jésus une de ces conversations
intérieures, pendant lesquelles il était ravi à la terre, causant
bouche à bouche avec son Dieu. Il balbutiait le verset du cantique:
"Mon bien-aimé est à moi, et je suis à lui; il repose entre les lis,
jusqu'à ce que l'aurore se lève et que les ombres déclinent." Il
méditait les mots de l'Imitation: "C'est un grand art que de savoir
causer avec Jésus, et une grande prudence que de savoir le retenir
près de soi." Puis, c'était une familiarité adorable. Jésus se
baissait jusqu'à lui, l'entretenait pendant des heures de ses
besoins, de ses bonheurs, de ses espoirs. Et deux amis qui, après
une séparation, se retrouvent, s'en vont à l'écart, au bord de
quelque rivière solitaire, ont des confidences moins attendries; car
Jésus, à ces heures d'abandon divin, daignait être son ami, le
meilleur, le plus fidèle, celui qui ne le trahissait jamais, qui lui
rendait pour un peu d'affection tous les trésors de la vie
éternelle. Cette fois surtout, le prêtre voulut le posséder
longtemps. Six heures sonnaient dans l'église muette, qu'il
l'écoutait encore, au milieu du silence des créatures.

Confession de l'être entier, entretien libre, sans l'embarras de la
langue, effusion naturelle du coeur, s'envolant avant la pensée
elle-même. L'abbé Mouret disait tout à Jésus, comme à un Dieu venu
dans l'intimité de sa tendresse, et qui peut tout entendre. Il
avouait qu'il aimait toujours Albine; il s'étonnait d'avoir pu la
maltraiter, la chasser, sans que ses entrailles se fussent
révoltées; cela l'émerveillait, il souriait d'une façon sereine,
comme mis en présence d'un acte miraculeusement fort, accompli par
un autre. Et Jésus répondait que cela ne devait pas l'étonner, que
les plus grands saints étaient souvent des armes inconscientes aux
mains de Dieu. Alors, l'abbé exprimait un doute: n'avait-il pas eu
moins de mérite à se réfugier au pied de l'autel et jusque dans la
Passion de son Seigneur? N'était-il pas encore d'un faible courage,
puisqu'il n'osait combattre seul? Mais Jésus se montrait tolérant;
il expliquait que la faiblesse de l'homme est la continuelle
occupation de Dieu, il disait préférer les âmes souffrantes, dans
lesquelles il venait s'asseoir comme un ami au chevet d'un ami.
Etait-ce une damnation d'aimer Albine? Non, si cet amour allait au-
delà de la chair, s'il ajoutait une espérance au désir de l'autre
vie. Puis, comment fallait-il l'aimer? Sans une parole, sans un pas
vers elle, en laissant cette tendresse toute pure s'exhaler ainsi
qu'une bonne odeur, agréable au ciel. Là, Jésus avait un léger rire
de bienveillance, se rapprochant, encourageant les aveux, si bien
que le prêtre peu à peu s'enhardissait à lui détailler la beauté
d'Albine. Elle avait les cheveux blonds des anges. Elle était toute
blanche avec de grands yeux doux, pareille aux saintes qui ont des
auréoles. Jésus se taisait, mais riait toujours. Et qu'elle avait
grandi! Elle ressemblait à une reine, maintenant, avec sa taille
ronde, ses épaules superbes. Oh! la prendre à la taille, ne fût-ce
qu'une seconde, et sentir ses épaules se renverser sous cette
étreinte! Le rire de Jésus pâlissait, mourait comme un rayon d'astre
au bord de l'horizon. L'abbé Mouret parlait seul, à présent.
Vraiment, il s'était montré trop dur. Pourquoi avoir chassé Albine,
sans un mot de tendresse, puisque le ciel permettait d'aimer?

- Je l'aime, je l'aime! cria-t-il tout haut, d'une voix éperdue,
qui emplit l'église.

Il la voyait encore là. Elle lui tendait les bras, elle était
désirable, à lui faire rompre tous ses serments. Et il se jetait sur
sa gorge, sans respect pour l'église; il lui prenait les membres, il
la possédait sous une pluie de baisers. C'était devant elle qu'il se
mettait à genoux, implorant sa miséricorde, lui demandant pardon de
ses brutalités. Il expliquait qu'à certaines heures, il y avait en
lui une voix qui n'était pas la sienne. Est-ce que jamais il
l'aurait maltraitée! La voix étrangère seule avait parlé. Ce ne
pouvait être lui, qui n'aurait pas, sans un frisson, touché à un de
ses cheveux. Et il l'avait chassée, l'église était bien vide! Où
devait-il courir, pour la rejoindre, pour la ramener, en essuyant
ses larmes sous des caresses? La pluie tombait plus fort. Les
chemins étaient des lacs de boue. Il se l'imaginait battue par
l'averse, chancelant le long des fossés, avec des jupes trempées,
collées à sa peau. Non, non, ce n'était pas lui, c'était l'autre, la
voix jalouse, qui avait eu cette cruauté de vouloir la mort de son
amour.

- O Jésus! cria-t-il plus désespérément, soyez bon, rendez-la-moi.

Mais Jésus n'était plus là... Alors l'abbé Mouret, s'éveillant comme
en sursaut, devint horriblement pâle. Il comprenait. Il n'avait pas
su garder Jésus. Il perdait son ami, il restait sans défense contre
le mal. Au lieu de cette clarté intérieure, dont il était tout
éclairé, et dans laquelle il avait reçu son Dieu, il ne trouvait
plus en lui que des ténèbres, une fumée mauvaise, qui exaspérait sa
chair. Jésus, en se retirant, avait emporté la grâce. Lui, si fort
depuis le matin du secours du ciel, il se sentait tout d'un coup
misérable, abandonné, d'une faiblesse d'enfant. Et quelle atroce
chute, quelle immense amertume! Avoir lutté héroïquement, être resté
debout invincible, implacable, pendant que la tentation était là,
vivante, avec sa taille ronde, ses épaules superbes, son odeur de
femme passionnée; puis, succomber honteusement, haleter d'un désir
abominable, lorsque la tentation s'éloignait, ne laissant derrière
elle qu'un frisson de jupe, un parfum envolé de nuque blonde!
Maintenant, avec les seuls souvenirs, elle rentrait toute-puissante,
elle envahissait l'église.

- Jésus! Jésus! cria une dernière fois le prêtre, revenez, rentrez
en moi, parlez-moi encore!

Jésus restait sourd. Un instant, l'abbé Mouret implora le ciel de
ses bras éperdument levés. Ses épaules craquaient de l'élan
extraordinaire de ses supplications. Et bientôt ses mains
retombèrent, découragées. Il y avait au ciel un de ces silences sans
espoir que les dévots connaissent. Alors, il s'assit de nouveau sur
la marche de l'autel, écrasé, le visage terreux, se serrant les
flancs de ses coudes, comme pour diminuer sa chair. Il se
rapetissait sous la dent de la tentation.

- Mon Dieu! vous m'abandonnez, murmura-t-il. Que votre volonté soit
faite!

Et il ne prononça plus une parole, soufflant fortement, pareil à une
bête traquée, immobile dans la peur des morsures. Depuis sa faute,
il était ainsi le jouet des caprices de la grâce. Elle se refusait
aux appels les plus ardents; elle arrivait, imprévue, charmante,
lorsqu'il n'espérait plus la posséder avant des années. Les
premières fois, il s'était révolté, parlant en amant trahi, exigeant
le retour immédiat de cette consolatrice, dont le baiser le rendait
si fort. Puis, après des crises stériles de colère, il avait compris
que l'humilité le meurtrissait moins et pouvait seule l'aider à
supporter son abandon. Alors, pendant des heures, pendant des
journées, il s'humiliait, dans l'attente d'un soulagement qui ne
venait pas. Il avait beau se remettre entre les mains de Dieu,
s'anéantir devant lui, répéter jusqu'à satiété les prières les plus
efficaces: il ne sentait plus Dieu; sa chair, échappée, se soulevait
de désir; les prières, s'embarrassant sur ses lèvres, s'achevaient
en un balbutiement ordurier. Agonie lente de la tentation, où les
armés de la foi tombaient, une à une, de ses mains défaillantes, où
il n'était plus qu'une chose inerte aux griffes des passions, où il
assistait, épouvanté, à sa propre ignominie, sans avoir le courage
de lever le petit doigt pour chasser le péché. Telle était sa vie
maintenant. Il connaissait toutes les attaques du péché. Pas un jour
ne passait sans qu'il fût éprouvé. Le péché prenait mille formes,
entrait par ses yeux, par ses oreilles, le saisissait de face à la
gorge, lui sautait traîtreusement sur les épaules, le torturait
jusque dans ses os. Toujours, la faute était là, la nudité d'Albine,
éclatante comme un soleil, éclairant les verdures du Paradou.



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