A B C D E F
G H I J K L M 

Total read books on site:
more than 10 000

You can read its for free!


Text on one page: Few Medium Many
Il gonflait les flancs pour
sentir leurs dents davantage. Il s'abandonnait à eux avec une joie
affreuse. Une révolte lui faisait montrer les poings à l'église.
Non, il ne croyait plus à la divinité de Jésus, il ne croyait plus à
la sainte Trinité, il ne croyait qu'à lui, qu'à ses muscles, qu'aux
appétits de ses organes. Il voulait vivre. Il avait le besoin d'être
un homme. Ah! courir au grand air, être fort, n'avoir pas de maître
jaloux, tuer ses ennemis à coups de pierre, emporter à son cou les
filles qui passent! Il ressusciterait du tombeau où des mains rudes
l'avaient couché. Il éveillerait sa virilité, qui ne devait être
qu'endormie. Et qu'il expirât de honte, s'il trouvait sa virilité
morte! Et que Dieu fût maudit, s'il l'avait retiré d'entre les
créatures, en le touchant de son doigt, afin de le garder pour son
service seul!

Le prêtre était debout, halluciné. Il crut qu'à ce nouveau blasphème
l'église croulait. La nappe de soleil qui inondait le maître-autel
avait grandi lentement, allumant les murs d'une rougeur d'incendie.
Des flammèches montèrent encore, léchèrent le plafond, s'éteignirent
dans une lueur saignante de braise. L'église, brusquement, devint
toute noire. Il sembla que le feu de ce coucher d'astre venait de
crever la toiture, de fendre les murailles, d'ouvrir de toutes parts
des brèches béantes aux attaques du dehors. La carcasse sombre
branlait, dans l'attente de quelque assaut formidable. La nuit,
rapidement, grandissait.

Alors, de très loin, le prêtre entendit un murmure monter de la
vallée des Artaud. Autrefois, il ne comprenait pas l'ardent langage
de ces terres brûlées, où ne se tordaient que des pieds de vignes
noueux, des amandiers décharnés, de vieux oliviers se déhanchant sur
leurs membres infirmes. Il passait au milieu de cette passion, avec
les sérénités de son ignorance. Mais, aujourd'hui, instruit dans la
chair, il saisissait jusqu'aux moindres soupirs des feuilles pâmées
sous le soleil. Ce furent d'abord, au fond de l'horizon, les
collines, chaudes encore de l'adieu du couchant, qui tressaillirent
et qui parurent s'ébranler avec le piétinement sourd d'une armée en
marche. Puis, les roches éparses, les pierres des chemins, tous les
cailloux de la vallée, se levèrent, eux aussi, roulant, ronflant,
comme jetés en avant par le besoin de se mouvoir. A leur suite, les
mares de terre rouge, les rares champs conquis à coups de pioche, se
mirent à couler et à gronder, ainsi que des rivières échappées,
charriant dans le flot de leur sang des conceptions de semences, des
éclosions de racines, des copulations de plantes. Et bientôt tout
fut en mouvement; les souches des vignes rampaient comme de grands
insectes; les blés maigres, les herbes séchées, faisaient des
bataillons armés de hautes lances; les arbres s'échevelaient à
courir, étiraient leurs membres, pareils à des lutteurs qui
s'apprêtent au combat; les feuilles tombées marchaient, la poussière
des routes marchait. Multitude recrutant à chaque pas des forces
nouvelles, peuple en rut dont le souffle approchait, tempête de vie
à l'haleine de fournaise, emportant tout devant elle, dans le
tourbillon d'un accouchement colossal. Brusquement, l'attaque eut
lieu. Du bout de l'horizon, la campagne entière se rua sur l'église,
les collines, les cailloux, les terres, les arbres. L'église, sous
ce premier choc, craqua. Les murs se fendirent, des tuiles
s'envolèrent. Mais le grand Christ, secoué, ne tomba pas.

Il y eut un court répit. Au-dehors, les voix s'élevaient, plus
furieuses. Maintenant, le prêtre distinguait des voix humaines.
C'était le village, les Artaud, cette poignée de bâtards poussés sur
le roc, avec l'entêtement des ronces, qui soufflaient à leur tour un
vent chargé d'un pullulement d'êtres. Les Artaud forniquaient par
terre, plantaient de proche en proche une forêt d'hommes, dont les
troncs mangeaient autour d'eux toute la place. Ils montaient jusqu'à
l'église, ils en crevaient la porte d'une poussée, ils menaçaient
d'obstruer la nef des branches envahissantes de leur race. Derrière
eux, dans le fouillis des broussailles, accouraient les bêtes, des
boeufs cherchant à enfoncer les murs de leurs cornes, des troupeaux
d'ânes, de chèvres, de brebis, battant l'église en ruine, comme des
vagues vivantes, des fourmilières de cloportes et de grillons
attaquant les fondations, les émiettant de leurs dents de scie. Et
il y avait encore, de l'autre côté, la basse-cour de Désirée, dont
le fumier exhalait des buées d'asphyxie; le grand coq Alexandre y
sonnait l'assaut de son clairon, les poules descellaient les pierres
à coups de bec, les lapins creusaient des terriers jusque sous les
autels, afin de les miner et de les abîmer, le cochon, gras à ne pas
bouger, grognait, attendait que les ornements sacrés ne fussent plus
qu'une poignée de cendre chaude, pour y vautrer son ventre. Une
rumeur formidable roula, un second assaut fut donné. Le village, les
bêtes, toute cette marée de vie qui débordait, engloutit un instant
l'église sous une rage de corps faisant ployer les poutres. Les
femelles, dans la mêlée, lâchaient de leurs entrailles un
enfantement continu de nouveaux combattants. Cette fois, l'église
eut un pan de muraille abattu; le plafond fléchissait, les boiseries
des fenêtres étaient emportées, la fumée du crépuscule, de plus en
plus noire, entrait par les brèches bâillant affreusement. Sur la
croix, le grand Christ ne tenait plus que par le clou de sa main
gauche.

L'écroulement du pan de muraille fut salué d'une clameur. Mais
l'église restait encore solide, malgré ses blessures. Elle
s'entêtait d'une façon farouche, muette, sombre, se cramponnant aux
moindres pierres de ses fondations. Il semblait que cette ruine,
pour demeurer debout, n'eût besoin que du pilier le plus mince,
portant, par un prodige d'équilibre, la toiture crevée. Alors,
l'abbé Mouret vit les plantes rudes du plateau se mettre à l'oeuvre,
ces terribles plantes durcies dans la sécheresse des rocs, noueuses
comme des serpents, d'un bois dur, bossué de muscles. Les lichens,
couleur de rouille, pareils à une lèpre enflammée, mangèrent d'abord
les crépis de plâtre. Ensuite, les thyms enfoncèrent leurs racines
entre les briques, ainsi que des coins de fer. Les lavandes
glissaient leurs longs doigts crochus sous chaque maçonnerie
ébranlée, les tiraient à elles, les arrachaient d'un effort lent et
continu. Les genévriers, les romarins, les houx épineux, montaient
plus haut, donnaient des poussées invincibles. Et jusqu'aux herbes
elles-mêmes, ces herbes dont les brins séchés passaient sous la
grand-porte, qui se raidissaient comme des piques d'acier, éventrant
la grand-porte, s'avançant dans la nef, où elles soulevaient les
dalles de leurs pinces puissantes. C'était l'émeute victorieuse, la
nature révolutionnaire dressant des barricades avec des autels
renversés, démolissant l'église qui lui jetait trop d'ombre depuis
des siècles. Les autres combattants laissaient faire les herbes, les
thyms, les lavandes, les lichens, ce rongement des petits plus
destructeur que les coups de massue des forts, cet émiettement de la
base dont le travail sourd devait achever d'abattre tout l'édifice.
Puis, brusquement, ce fut la fin. Le sorbier, dont les hautes
branches pénétraient déjà sous la voûte, par les carreaux cassés,
entra violemment, d'un jet de verdure formidable. Il se planta au
milieu de la nef. Là, il grandit démesurément. Son tronc devint
colossal, au point de faire éclater l'église, ainsi qu'une ceinture
trop étroite. Les branches allongèrent de toutes parts des noeuds
énormes, dont chacun emportait un morceau de muraille, un lambeau de
toiture; et elles se multipliaient toujours, chaque branche se
ramifiant à l'infini, un arbre nouveau poussant de chaque noeud,
avec une telle fureur de croissance, que les débris de l'église,
trouée comme un crible, volèrent en éclats, en semant aux quatre
coins du ciel une cendre fine. Maintenant, l'arbre géant touchait
aux étoiles. Sa forêt de branches était une forêt de membres, de
jambes, de bras, de torses, de ventres, qui suaient la sève; des
chevelures de femmes pendaient; des têtes d'hommes faisaient éclater
l'écorce, avec des rires de bourgeons naissants; tout en haut, les
couples d'amants, pâmés au bord de leurs nids, emplissaient l'air de
la musique de leur jouissance et de l'odeur de leur fécondité. Un
dernier souffle de l'ouragan qui s'était rué sur l'église en balaya
la poussière, la chaire et le confessionnal en poudre, les images
saintes lacérées, les vases sacrés fondus, tous ces décombres que
piquait avidement la bande des moineaux, autrefois logée sous les
tuiles. Le grand Christ, arraché de la croix, resté pendu un moment
à une des chevelures de femme flottantes, fut emporté, roulé, perdu,
dans la nuit noire, au fond de laquelle il tomba avec un
retentissement. L'arbre de vie venait de crever le ciel. Et il
dépassait les étoiles.

L'abbé Mouret applaudit furieusement, comme un damné, à cette
vision. L'église était vaincue. Dieu n'avait plus de maison. A
présent, Dieu ne le gênerait plus. Il pouvait rejoindre Albine,
puisqu'elle triomphait. Et comme il riait de lui, qui, une heure
auparavant, affirmait que l'église mangerait la terre de son ombre!
La terre s'était vengée en mangeant l'église. Le rire fou qu'il
poussa le tira en sursaut de son hallucination. Stupide, il regarda
la nef lentement noyée de crépuscule; par les fenêtres, des coins de
ciel se montraient, piqués d'étoiles. Et il allongeait les bras,
avec l'idée de tâter les murs, lorsque la voix de Désirée l'appela,
du couloir de la sacristie.

- Serge! es-tu là?... Parle donc! Il y a une demi-heure que je te
cherche.

Elle entra. Elle tenait une lampe. Alors, le prêtre vit que l'église
était toujours debout. Il ne comprit plus, il resta dans un doute
affreux, entre l'église invincible, repoussant de ses cendres, et
Albine toute-puissante, qui ébranlait Dieu d'une seule de ses
haleines.





X.

Désirée approchait, avec sa gaieté sonore.

- Tu es là! tu es là! cria-t-elle. Ah bien! tu joues donc à cache-
cache? Je t'ai appelé plus de dix fois de toutes mes forces...



Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | Next |

N O P Q R S T
U V W X Y Z 

Your last read book:

You dont read books at this site.