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Les délices entrevues du Paradou le torturaient. Depuis des semaines, il était resté sur le seuil, flairant de loin les jouissances damnables. Mais l'abbé restant muet, il se remit à marcher, ricanant, grognant des paroles équivoques. Et, haussant le ton. - Voyez-vous, quand un prêtre fait ce que vous avez fait, il scandalise tous les autres prêtres... Moi-même, je ne me sentais plus chaste, à marcher à côté de vous. Vous empoisonniez le sexe... A cette heure, vous voilà raisonnable. Allez, vous n'avez pas besoin de vous confesser. Je connais ce coup de bâton-là. Le ciel vous a cassé les reins comme aux autres. Tant mieux! tant mieux! Il triomphait, il tapait des mains. L'abbé ne l'écoutait pas, perdu dans une rêverie. Son sourire avait grandi. Et quand le Frère l'eut quitté devant la porte du presbytère, il fit le tour, il entra dans l'église. Elle était toute grise, comme par ce terrible soir de pluie, où la tentation l'avait si rudement secoué. Mais elle restait pauvre et recueillie, sans ruissellement d'or, sans souffles d'angoisse, venus de la campagne. Elle gardait un silence solennel. Seule, une haleine de miséricorde semblait l'emplir. Agenouillé devant le grand Christ de carton peint, pleurant des larmes qu'il laissait couler sur ses joues comme autant de joies, le prêtre murmurait: - O mon Dieu, il n'est pas vrai que vous soyez sans pitié. Je le sens, vous m'avez déjà pardonné. Je le sens à votre grâce, qui, depuis des heures, redescend en moi, goutte à goutte, en m'apportant le salut d'une façon lente et certaine... O mon Dieu, c'est au moment où je vous abandonnais, que vous me protégiez avec le plus d'efficacité. Vous vous cachiez de moi pour mieux me retirer du mal. Vous laissiez ma chair aller en avant, afin de me heurter contre son impuissance... Et, maintenant, ô mon Dieu, je vois que vous m'aviez à jamais marqué de votre sceau, ce sceau redoutable, plein de délices, qui met un homme hors des hommes, et dont l'empreinte est si ineffaçable, qu'elle reparaît tôt ou tard, même sur les membres coupables. Vous m'avez brisé dans le péché et dans la tentation. Vous m'avez dévasté de votre flamme. Vous avez voulu qu'il n'y eût plus que des ruines en moi, pour y descendre en sécurité. Je suis une maison vide où vous pouvez habiter... Soyez béni, ô mon Dieu! Il se prosternait, il balbutiait dans la poussière. L'église était victorieuse; elle restait debout, au-dessus de la tête du prêtre, avec ses autels, son confessionnal, sa chaire, ses croix, ses images saintes. Le monde n'existait plus. La tentation s'était éteinte, ainsi qu'un incendie désormais inutile à la purification de cette chair. Il entrait dans la paix surhumaine. Il jetait ce cri suprême: - En dehors de la vie, en dehors des créatures, en dehors de tout, je suis à vous, ô mon Dieu, à vous seul, éternellement! XIV. A cette heure, Albine, dans le Paradou, rôdait encore, traînant l'agonie muette d'une bête blessée. Elle ne pleurait plus. Elle avait un visage blanc, traversé au front d'un grand pli. Pourquoi donc souffrait-elle toute cette mort? De quelle faute était-elle coupable, pour que, brusquement, le jardin ne lui tint plus les promesses qu'il lui faisait depuis l'enfance. Et elle s'interrogeait, allant devant elle, sans voir les allées où l'ombre coulait peu à peu. Pourtant, elle avait toujours obéi aux arbres. Elle ne se souvenait pas d'avoir cassé une fleur. Elle était restée la fille aimée des verdures, les écoutant avec soumission, s'abandonnant à elles, pleine de foi dans les bonheurs qu'elles lui réservaient. Lorsque, au dernier jour, le Paradou lui avait crié de se coucher sous l'arbre géant, elle s'était couchée, elle avait ouvert les bras, répétant la leçon soufflée par les herbes. Alors, si elle ne trouvait rien à se reprocher, c'était donc le jardin qui la trahissait, qui la torturait, pour la seule joie de la voir souffrir. Elle s'arrêta, elle regarda autour d'elle. Les grandes masses sombres des feuillages gardaient un silence recueilli, les sentiers, où des murs noirs se bâtissaient, devenaient des impasses de ténèbres; les nappes de gazon, au loin, endormaient les vents qui les effleuraient. Et elle tendit les mains désespérément, elle eut un cri de protestation. Cela ne pouvait finir ainsi. Mais sa voix s'étouffa sous les arbres silencieux. Trois fois, elle conjura le Paradou de répondre, sans qu'une explication lui vînt des hautes branches, sans qu'une seule feuille la prît en pitié. Puis, quand elle se fut remise à rôder, elle se sentit marcher dans la fatalité de l'hiver. Maintenant qu'elle ne questionnait plus la terre en créature révoltée, elle entendait une voix basse courant au ras du sol, la voix d'adieu des plantes, qui se souhaitaient une mort heureuse. Avoir bu le soleil de toute une saison, avoir vécu toujours en fleurs, s'être exhalé en un parfum continu, puis s'en aller au premier tourment, avec l'espoir de repousser quelque part, n'était-ce pas une vie assez longue, une vie bien remplie, que gâterait un entêtement à vivre davantage? Ah! comme on devait être bien, morte, ayant une nuit sans fin devant soi, pour songer à la courte journée vécue, pour en fixer éternellement les joies fugitives! Elle s'arrêta de nouveau, mais elle ne protesta plus, au milieu du grand recueillement du Paradou. Elle croyait comprendre, à cette heure. Sans doute, le jardin lui ménageait la mort comme une jouissance suprême. C'était à la mort qu'il l'avait conduite d'une si tendre façon. Après l'amour, il n'y avait plus que la mort. Et jamais le jardin ne l'avait tant aimée; elle s'était montrée ingrate en l'accusant, elle restait sa fille la plus chère. Les feuillages silencieux, les sentiers barrés de ténèbres, les pelouses où le vent s'assoupissait, ne se taisaient que pour l'inviter à la joie d'un long silence. Ils la voulaient avec eux, dans le repos du froid; ils rêvaient de l'emporter, roulée parmi les feuilles sèches, les yeux glacés comme l'eau des sources, les membres raidis comme les branches nues, le sang dormant le sommeil de la sève. Elle vivrait leur existence jusqu'au bout, jusqu'à leur mort. Peut-être avaient- ils déjà résolu qu'à la saison prochaine elle serait un rosier du parterre, un saule blond des prairies, ou un jeune bouleau de la forêt. C'était la grande loi de la vie: elle allait mourir. Alors, une dernière fois, elle reprit sa course à travers le jardin, en quête de la mort. Quelle plante odorante avait besoin de ses cheveux pour accroître le parfum de ses feuilles? Quelle fleur lui demandait le don de sa peau de satin, la blancheur pure de ses bras, la laque tendre de sa gorge? A quel arbuste malade devait-elle offrir son jeune sang? Elle aurait voulu être utile aux herbes qui végétaient sur le bord des allées, se tuer là, pour qu'une verdure poussât d'elle, superbe, grasse, pleine d'oiseaux en mai et ardemment caressée du soleil. Mais le Paradou resta muet longtemps encore, ne se décidant pas à lui confier dans quel dernier baiser il l'emporterait. Elle dut retourner partout, refaire le pèlerinage de ses promenades. La nuit était presque entièrement tombée, et il lui semblait qu'elle entrait peu à peu dans la terre. Elle monta aux grandes roches, les interrogeant, leur demandant si c'était sur leurs lits de cailloux qu'il lui fallait expirer. Elle traversa la forêt, attendant, avec un désir qui ralentissait sa marche, que quelque chêne s'écroulât et l'ensevelît dans la majesté de sa chute. Elle longea les rivières des prairies, se penchant presque à chaque pas, regardant au fond des eaux si une couche ne lui était pas préparée, parmi les nénuphars. Nulle part, la mort ne l'appelait, ne lui tendait ses mains fraîches. Cependant, elle ne se trompait point. C'était bien le Paradou qui allait lui apprendre à mourir, comme il lui avait appris à aimer. Elle recommença à battre les buissons, plus affamée qu'aux matinées tièdes où elle cherchait l'amour. Et, tout d'un coup, au moment où elle arrivait au parterre, elle surprit la mort, dans les parfums du soir. Elle courut, elle eut un rire de volupté. Elle devait mourir avec les fleurs. D'abord, elle courut au bois de roses. Là, dans la dernière lueur du crépuscule, elle fouilla les massifs, elle cueillit toutes les roses qui s'alanguissaient aux approches de l'hiver. Elle les cueillait à terre, sans se soucier des épines; elle les cueillait devant elle, des deux mains; elle les cueillait au-dessus d'elle, se haussant sur les pieds, ployant les arbustes. Une telle hâte la poussait, qu'elle cassait les branches, elle qui avait le respect des moindres brins d'herbe. Bientôt elle eut des roses plein les bras, un fardeau de roses sous lequel elle chancelait. Puis, elle rentra au pavillon, ayant dépouillé le bois, emportant jusqu'aux pétales tombés; et quand elle eut laissé glisser sa charge de roses sur le carreau de la chambre au plafond bleu, elle redescendit dans le parterre. Alors, elle chercha les violettes. Elle en faisait des bouquets énormes qu'elle serrait un à un contre sa poitrine. Ensuite, elle chercha les oeillets, coupant tout jusqu'aux boutons, liant des gerbes géantes d'oeillets blancs, pareilles à des jattes de lait, des gerbes géantes d'oeillets rouges, pareilles à des jattes de sang. Et elle chercha encore les quarantaines, les belles-de-nuit, les héliotropes, les lis; elle prenait à poignée les dernières tiges épanouies des quarantaines, dont elle froissait sans pitié les ruches de satin; elle dévastait les corbeilles de belles-de-nuit, ouvertes à peine à l'air du soir; elle fauchait le champ des héliotropes, ramassant en tas sa moisson de fleurs; elle mettait sous ses bras des paquets de lis, comme des paquets de roseaux. Lorsqu'elle fut de nouveau chargée, elle remonta au pavillon jeter, à côté des roses, les violettes, les oeillets, les quarantaines, les belles-de-nuit, les héliotropes, les lis. Et, sans reprendre haleine, elle redescendit. Cette fois, elle se rendit à ce coin mélancolique qui était comme le cimetière du parterre. Un automne brûlant y avait mis une seconde poussée des fleurs du printemps. 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