Total read books on site: You can read its for free! |
Un automne brûlant y avait mis une seconde poussée des fleurs du printemps. Elle s'acharna surtout sur des plates-bandes de tubéreuses et de jacinthes, à genoux au milieu des herbes, menant sa récolte avec des précautions d'avare. Les tubéreuses semblaient pour elle des fleurs précieuses, qui devaient distiller goutte à goutte de l'or, des richesses, des biens extraordinaires. Les jacinthes, toutes perlées de leurs grains fleuris, étaient comme des colliers dont chaque perle allait lui verser des joies ignorées aux hommes. Et, bien qu'elle disparût dans la brassée de jacinthes et de tubéreuses qu'elle avait coupée, elle ravagea plus loin un champ de pavots, elle trouva moyen de raser encore un champ de soucis. Par-dessus les tubéreuses, par-dessus les jacinthes, les soucis et les pavots s'entassèrent. Elle revint en courant se décharger dans la chambre au plafond bleu, veillant à ce que le vent ne lui volât pas un pistil. Elle redescendit. Qu'allait-elle cueillir maintenant? Elle avait moissonné le parterre entier. Quand elle se haussait sur les pieds, elle ne voyait plus, sous l'ombre encore grise, que le parterre mort, n'ayant plus les yeux tendres de ses roses, le rire rouge de ses oeillets, les cheveux parfumés de ses héliotropes. Pourtant, elle ne pouvait remonter les bras vides. Et elle s'attaqua aux herbes, aux verdures; elle rampa, la poitrine contre le sol, cherchant dans une suprême étreinte de passion à emporter la terre elle-même. Ce fut la moisson des plantes odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, dont elle emplissait sa jupe. Elle rencontra une bordure de baume et n'en laissa pas une feuille. Elle prit même deux grands fenouils, qu'elle jeta sur ses épaules, ainsi que deux arbres. Si elle avait pu, entre ses dents serrées, elle aurait emmené derrière elle toute la nappe verte du parterre. Puis, au seuil du pavillon, elle se tourna, elle jeta un dernier regard sur le Paradou. Il était noir; la nuit, tombée complètement, lui avait jeté un drap noir sur la face. Et elle monta, pour ne plus redescendre. La grande chambre, bientôt, fut parée. Elle avait posé une lampe allumée sur la console. Elle triait les fleurs amoncelées au milieu du carreau, elle en faisait de grosses touffes qu'elle distribuait à tous les coins. D'abord, derrière la lampe sur la console, elle mit les lis, une haute dentelle qui attendrissait la lumière de sa pureté blanche. Puis, elle porta des poignées d'oeillets et de quarantaines sur le vieux canapé, dont l'étoffe peinte était déjà semée de bouquets rouges, fanés depuis cent ans; et l'étoffe disparut, le canapé allongea contre le mur un massif de quarantaines hérissé d'oeillets. Elle rangea alors les quatre fauteuils devant l'alcôve; elle emplit le premier de soucis, le second de pavots, le troisième de belles-de-nuit, le quatrième d'héliotropes; les fauteuils, noyés, ne montrant que des bouts de leurs bras, semblaient des bornes de fleurs. Enfin, elle songea au lit. Elle roula près du chevet une petite table, sur laquelle elle dressa un tas énorme de violettes. Et, à larges brassées, elle couvrit entièrement le lit de toutes les jacinthes et de toutes les tubéreuses qu'elle avait apportées; la couche était si épaisse, qu'elle débordait sur le devant, aux pieds, à la tête, dans la ruelle, laissant couler des traînées de grappes. Le lit n'était plus qu'une grande floraison. Cependant, les roses restaient. Elle les jeta au hasard, un peu partout; elle ne regardait même pas où elles tombaient; la console, le canapé, les fauteuils, en reçurent; un coin du lit en fut inondé. Pendant quelques minutes, il plut des roses, à grosses touffes, une averse de fleurs lourdes comme des gouttes d'orage, qui faisaient des mares dans les trous du carreau. Mais le tas ne diminuant guère, elle finit par en tresser des guirlandes qu'elle pendit aux murs. Les Amours de plâtre qui polissonnaient au-dessus de l'alcôve eurent des guirlandes de roses au cou, aux bras, autour des reins; leurs ventres nus, leurs culs nus furent tout habillés de roses. Le plafond bleu, les panneaux ovales encadrés de noeuds de ruban couleur chair, les peintures érotiques mangées par le temps, se trouvèrent tendus d'un manteau de roses, d'une draperie de roses. La grande chambre était parée. Maintenant, elle pouvait y mourir. Un instant, elle resta debout, regardant autour d'elle. Elle songeait, elle cherchait si la mort était là. Et elle ramassa les verdures odorantes, les citronnelles, les menthes, les verveines, les baumes, les fenouils; elle les tordit, les plia, en fabriqua des tampons, à l'aide desquels elle alla boucher les moindres fentes, les moindres trous de la porte et des fenêtres. Puis, elle tira les rideaux de calicot blanc, cousus à gros points. Et, muette, sans un soupir, elle se coucha sur le lit, sur la floraison des jacinthes et des tubéreuses. Là, ce fut une volupté dernière. Les yeux grands ouverts, elle souriait à la chambre. Comme elle avait aimé, dans cette chambre! Comme elle y mourait heureuse! A cette heure, rien d'impur ne lui venait plus des Amours de plâtre, rien de troublant ne descendait plus des peintures, où des membres de femme se vautraient. Il n'y avait, sous le plafond bleu, que le parfum étouffant des fleurs. Et il semblait que ce parfum ne fût autre que l'odeur d'amour ancien dont l'alcôve était toujours restée tiède, une odeur grandie, centuplée, devenue si forte, qu'elle soufflait l'asphyxie. Peut-être était-ce l'haleine de la dame morte là, il y avait un siècle. Elle se trouvait ravie à son tour, dans cette haleine. Ne bougeant point, les mains jointes sur son coeur, elle continuait à sourire, elle écoutait les parfums qui chuchotaient dans sa tête bourdonnante. Ils lui jouaient une musique étrange de senteurs qui l'endormait lentement, très doucement. D'abord, c'était un prélude gai, enfantin: ses mains, qui avaient tordu les verdures odorantes, exhalaient l'âpreté des herbes foulées, lui contaient ses courses de gamine au milieu des sauvageries du Paradou. Ensuite, un chant de flûte se faisait entendre, de petites notes musquées qui s'égrenaient du tas de violettes posé sur la table, près du chevet; et cette flûte, brodant sa mélodie sur l'haleine calme, l'accompagnement régulier des lis de la console, chantait les premiers charmes de son amour, le premier aveu, le premier baiser sous la futaie. Mais elle suffoquait davantage, la passion arrivait avec l'éclat brusque des oeillets, à l'odeur poivrée, dont la voix de cuivre dominait un moment toutes les autres. Elle croyait qu'elle allait agoniser dans la phrase maladive des soucis et des pavots, qui lui rappelait les tourments de ses désirs. Et, brusquement, tout s'apaisait, elle respirait plus librement, elle glissait à une douceur plus grande, bercée par une gamme descendante des quarantaines, se ralentissant, se noyant, jusqu'à un cantique adorable des héliotropes, dont les haleines de vanille disaient l'approche des noces. Les belles-de-nuit piquaient çà et là un trille discret. Puis, il y eut un silence. Les roses, languissamment, firent leur entrée. Du plafond coulèrent des voix, un choeur lointain. C'était un ensemble large, qu'elle écouta au début avec un léger frisson. Le choeur s'enfla, elle fut bientôt tout vibrante des sonorités prodigieuses qui éclataient autour d'elle. Les noces étaient venues, les fanfares des roses annonçaient l'instant redoutable. Elle, les mains de plus en plus serrées contre son coeur, pâmée, mourante, haletait. Elle ouvrait la bouche, cherchant le baiser qui devait l'étouffer, quand les jacinthes et les tubéreuses fumèrent, l'enveloppèrent d'un dernier soupir, si profond, qu'il couvrit le choeur des roses. Albine était morte dans le hoquet suprême des fleurs. XV. Le lendemain, vers trois heures, la Teuse et Frère Archangias, qui causaient sur le perron du presbytère, virent le cabriolet du docteur Pascal traverser le village, au grand galop du cheval. De violents coups de fouet sortaient de la capote baissée. - Où court-il donc comme ça? murmura la vieille servante. Il va se casser le cou. Le cabriolet était arrivé au bas du tertre, sur lequel l'église était bâtie. Brusquement, le cheval se cabra, s'arrêta; et la tête du docteur, toute blanche, toute ébouriffée, s'allongea sous la capote. - Serge est-il là? cria-t-il d'une voix furieuse. La Teuse s'était avancée au bord du tertre. - Monsieur le curé est dans sa chambre, répondit-elle. Il doit lire son bréviaire... Vous avez quelque chose à lui dire? Voulez-vous que je l'appelle? L'oncle Pascal, dont le visage paraissait bouleversé, eut un geste terrible de sa main droite, qui tenait le fouet. Il reprit, se penchant davantage, au risque de tomber: - Ah! il lit son bréviaire!... Non, ne l'appelez pas. Je l'étranglerais, et c'est inutile... J'ai à lui dire qu'Albine est morte, entendez-vous! Dites-lui qu'elle est morte, de ma part! Et il disparut, il lança à son cheval un si rude coup de fouet, que la bête s'emporta. Mais, vingt pas plus loin, il l'arrêta de nouveau, allongeant encore la tête, criant plus fort: - Dites-lui aussi de ma part qu'elle était enceinte! Ça lui fera plaisir. Le cabriolet reprit sa course folle. Il montait avec des cahots inquiétants la route pierreuse des coteaux, qui menait au Paradou. La Teuse était restée toute suffoquée. Frère Archangias ricanait, en fixant sur elle des yeux où flambait une joie farouche. Et elle le poussa, elle faillit le faire tomber, le long des marches du perron. - Allez-vous-en, bégayait-elle, se fâchant à son tour, se soulageant sur lui. Je finirai par vous détester, vous!... Est-il possible de se réjouir de la mort du monde! Moi, je ne l'aimais pas cette fille. Mais quand on meurt à son âge, ce n'est pas gai... Allez-vous-en, tenez! Ne riez plus comme ça, ou je vous jette mes ciseaux à la figure! C'était vers une heure seulement qu'un paysan, venu à Plassans pour vendre ses légumes, avait appris au docteur Pascal la mort d'Albine, en ajoutant que Jeanbernat le demandait. Maintenant, le docteur se sentait un peu soulagé par le cri qu'il venait de jeter, en passant devant l'église. Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | Next | |
Your last read book: You dont read books at this site. |