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Text on one page: Few Medium Many
Maintenant, le docteur se
sentait un peu soulagé par le cri qu'il venait de jeter, en passant
devant l'église. Il s'était détourné de son chemin, afin de se
donner cette satisfaction. Il se reprochait cette mort comme un
crime dans lequel il aurait trempé. Tout le long de la route, il
n'avait cessé de s'accabler d'injures, s'essuyant les yeux pour voir
clair à conduire son cheval, poussant le cabriolet sur les tas de
pierres, avec la sourde envie de culbuter et de se casser quelque
membre. Lorsqu'il se fut engagé dans le chemin creux longeant la
muraille interminable du parc, une espérance lui vint. Peut-être
qu'Albine n'était qu'en syncope. Le paysan lui avait conté qu'elle
s'était asphyxiée avec des fleurs. Ah! s'il arrivait à temps, s'il
pouvait la sauver! Et il tapait férocement sur son cheval, comme
s'il eût tapé sur lui.

La journée était fort belle. Ainsi qu'aux beaux jours de mai, le
pavillon lui apparut tout baigné de soleil. Mais le lierre qui
montait jusqu'au toit avait des feuilles tachées de rouille, et les
mouches à miel ne ronflaient plus autour des giroflées, grandies
entre les fentes. Il attacha vivement son cheval, il poussa la
barrière du petit jardin. C'était toujours ce grand silence, dans
lequel Jeanbernat fumait sa pipe. Seulement, le vieux n'était plus
là, sur son banc, devant ses salades.

- Jeanbernat! appela le docteur.

Personne ne répondit. Alors, en entrant dans le vestibule, il vit
une chose qu'il n'avait jamais vue. Au fond du couloir, au bas de la
cage noire de l'escalier, une porte était ouverte sur le Paradou;
l'immense jardin, sous le soleil pâle, roulait ses feuilles jaunes,
étendait sa mélancolie d'automne. Il franchit le seuil de cette
porte, il fit quelques pas sur l'herbe humide.

- Ah! c'est vous, docteur! dit la voix calme de Jeanbernat.

Le vieux, à grands coups de bêche, creusait un trou, au pied d'un
mûrier. Il avait redressé sa haute taille, en entendant des pas.
Puis, il s'était remis à la besogne, enlevant d'un seul effort une
motte énorme de terre grasse.

- Que faites-vous donc là? demanda le docteur Pascal.

Jeanbernat se redressa de nouveau. Il essuyait la sueur de son front
sur la manche de sa veste.

- Je fais un trou, répondit-il simplement. Elle a toujours aimé le
jardin. Elle sera bien là pour dormir.

Le docteur sentit l'émotion l'étrangler. Il resta un instant au bord
de la fosse, sans pouvoir parler. Il regardait Jeanbernat donner ses
rudes coups de bêche.

- Où est-elle? dit-il enfin.

- Là-haut, dans sa chambre. Je l'ai laissée sur le lit. Je veux que
vous lui écoutiez le coeur, avant de la mettre là-dedans... Moi,
j'ai écouté je n'ai rien entendu.

Le docteur monta. La chambre n'avait pas été touchée. Seule, une
fenêtre était ouverte. Les fleurs, fanées, étouffées dans leur
propre parfum, ne mettaient plus là que la senteur fade de leur
chair morte. Au fond de l'alcôve, pourtant, restait une chaleur
d'asphyxie, qui semblait couler dans la chambre et s'échapper encore
par minces filets de fumée. Albine, très blanche, les mains sur son
coeur, dormait avec un sourire, au milieu de sa couche de jacinthes
et de tubéreuses. Et elle était bien heureuse, elle était bien
morte. Debout devant le lit, le docteur la regarda longuement, avec
cette fixité des savants qui tentent des résurrections. Puis, il ne
voulut pas même déranger ses mains jointes; il la baisa au front, à
cette place que sa maternité avait déjà tachée d'une ombre légère.
En bas, dans le jardin, la bêche de Jeanbernat enfonçait toujours
ses coups sourds et réguliers.

Cependant, au bout d'un quart d'heure, le vieux monta. Il avait fini
sa besogne. Il trouva le docteur assis devant le lit, plongé dans
une telle songerie, qu'il paraissait ne pas sentir les grosses
larmes coulant une à une sur ses joues. Les deux hommes
n'échangèrent qu'un regard. Puis, après un silence:

- Allez, j'avais raison, dit lentement Jeanbernat, répétant son
geste large, il n'y a rien, rien, rien... Tout ça, c'est de la
farce.

Il restait debout, il ramassait les roses tombées du lit, qu'il
jetait une à une sur les jupes d'Albine.

- Les fleurs, ça ne vit qu'un jour, dit-il encore; tandis que les
mauvaises orties comme moi, ça use les pierres où ça pousse...
Maintenant, bonsoir, je puis crever. On m'a soufflé mon dernier coin
de soleil. C'est de la farce.

Et il s'assit à son tour. Il ne pleurait pas, il avait le désespoir
raide d'un automate dont la mécanique se casse. Machinalement, il
allongea la main, il prit un livre sur la petite table couverte de
violettes. C'était un des bouquins du grenier, un volume dépareillé
d'Holbach!, qu'il lisait depuis le matin, en veillant le corps
d'Albine. Comme le docteur se taisait toujours, accablé, il se remit
à tourner les pages. Mais une idée lui vint tout d'un coup.

- Si vous m'aidiez, dit-il au docteur, nous la descendrions à nous
deux, nous l'enterrerions avec toutes ces fleurs.

L'oncle Pascal eut un frisson. Il expliqua qu'il n'était pas permis
de garder ainsi les morts.

- Comment, ce n'est pas permis! cria le vieux. Eh bien! je me le
permettrai!... Est-ce qu'elle n'est pas à moi? Est-ce que vous
croyez que je vais me la laisser prendre par les curés? Qu'ils
essayent, s'ils veulent être reçus à coups de fusil.

Il s'était levé, il brandissait terriblement son livre. Le docteur
lui saisit les mains, les serra contre les siennes, en le conjurant
de se calmer. Pendant longtemps, il parla, disant tout ce qui lui
venait aux lèvres; il s'accusait, il laissait échapper des lambeaux
d'aveux, il revenait vaguement à ceux qui avaient tué Albine.

- Ecoutez, dit-il enfin, elle n'est plus à vous, il faut la leur
rendre.

Mais Jeanbernat hochait la tête, refusant du geste. Il était
ébranlé, cependant. Il finit par dire:

- C'est bien. Qu'ils la prennent et qu'elle leur casse les bras! Je
voudrais qu'elle sortît de leur terre pour les tuer tous de peur...
D'ailleurs, j'ai une affaire à régler là-bas. J'irai demain...
Adieu, docteur. Le trou sera pour moi.

Et, quand le docteur fut parti, il se rassit au chevet de la morte,
et reprit gravement la lecture de son livre.





XVI.

Ce matin-là, il y avait un grand remue-ménage, dans la basse-cour du
presbytère. Le boucher des Artaud venait de tuer Mathieu, le cochon,
sous le hangar. Désirée, enthousiasmée, avait tenu les pieds de
Mathieu, pendant qu'on le saignait, le baisant sur l'échine pour
qu'il sentit moins le couteau, lui disant qu'il fallait bien qu'on
le tuât, maintenant qu'il était si gras. Personne comme elle ne
tranchait la tête d'une oie d'un seul coup de hachette, ou n'ouvrait
le gosier d'une poule avec une paire de ciseaux. Son amour des bêtes
acceptait très gaillardement ce massacre. C'était nécessaire,
disait-elle; ça faisait de la place aux petits qui poussaient. Et
elle était très gaie.

- Mademoiselle, grondait la Teuse à chaque minute, vous allez vous
faire mal. Ça n'a pas de bon sens, de se mettre dans un état pareil,
parce qu'on tue un cochon. Vous êtes rouge comme si vous aviez dansé
tout un soir.

Mais Désirée tapait des mains, tournait, s'occupait. La Teuse, elle,
avait les jambes qui lui rentraient dans le corps, ainsi qu'elle le
disait. Depuis le matin six heures, elle roulait sa masse énorme, de
la cuisine à la basse-cour. Elle devait faire le boudin. C'était
elle qui avait battu le sang, deux larges terrines toutes roses au
grand soleil. Et jamais elle n'aurait fini, parce que mademoiselle
l'appelait toujours, pour des riens. Il faut dire qu'à l'heure même
où le boucher saignait Mathieu, Désirée avait eu une grosse émotion,
en entrant dans l'écurie. Lise, la vache, était en train d'y
accoucher. Alors, saisie d'une joie extraordinaire, elle avait
achevé de perdre la tête.

- Un s'en va, un autre arrive! cria-t-elle, sautant, pirouettant
sur elle-même. Mais viens donc voir, la Teuse!

Il était onze heures. Par moments, un chant sortait de l'église. On
saisissait un murmure confus de voix désolées, un balbutiement de
prière, d'où montaient brusquement des lambeaux de phrases latines,
jetés à pleine voix.

- Viens donc! répéta Désirée pour la vingtième fois.

- Il faut que j'aille sonner, murmura la vieille servante; jamais
je n'aurai fini... Qu'est-ce que vous voulez encore, mademoiselle?

Mais elle n'attendit pas la réponse. Elle se jeta au milieu d'une
bande de poules, qui buvaient goulûment le sang, dans les terrines.
Elle les dispersa à coups de pied, furieuse. Puis elle couvrit les
terrines, en disant:

- Ah bien! au lieu de me tourmenter vous feriez mieux de veiller
sur ces gueuses... Si vous les laissez faire, vous n'aurez pas de
boudin, comprenez-vous!

Désirée riait. Quand les poules auraient bu un peu de sang, le grand
mal! Ça les engraissait. Puis, elle voulut emmener la Teuse auprès
de la vache. Celle-ci se débattait.

- Il faut que j'aille sonner... L'enterrement va sortir. Vous
entendez bien.

A ce moment, dans l'église, les voix grandirent, trônèrent sur un
ton mourant. Un bruit de pas arriva, très distinct.

- Non, regarde, insistait Désirée en la poussant vers l'écurie.
Dis-moi ce qu'il faut que je fasse.

La vache, étendue sur la litière, tourna la tête, les suivit de ses
gros yeux. Et Désirée prétendait qu'elle avait pour sûr besoin de
quelque chose. Peut-être qu'on aurait pu l'aider, pour qu'elle
souffrît moins. La Teuse haussait les épaules. Est-ce que les bêtes
ne savaient pas faire leurs affaires elles-mêmes! Il ne fallait pas
la tourmenter, voilà tout. Elle se dirigeait enfin vers la
sacristie, lorsqu'en repassant devant le hangar, elle jeta un
nouveau cri.

- Tenez, tenez! dit-elle, le poing tendu. Ah! la gredine!

Sous le hangar, Mathieu, en attendant qu'on le grillât,
s'allongeait, tombé sur le dos, les pattes en l'air. Le trou du
couteau, à son cou, était tout frais, avec des gouttes de sang qui
perlaient. Et une petite poule blanche, l'air très délicat, piquait
une à une les gouttes de sang.

- Pardi! elle se régale, dit simplement Désirée.

Elle s'était penchée, elle donnait des tapes sur le ventre ballonné
du cochon, en ajoutant:

- Hein!



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