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Text on one page: Few Medium Many
Des bêtises,
enfin. Je sais des secrets qui vous renverseraient. Puis, que
voulez-vous qu'on fasse, dans ce diable de désert? J'ai lu les
bouquins, ça m'a plus amusé que la chasse... Le comte, qui sacrait
comme un païen, m'avait toujours répété: "Jeanbernat, mon garçon, je
compte bien te retrouver en enfer, pour que tu me serves là-bas
comme tu m'auras servi là-haut."

Il fit de nouveau son large geste autour de l'horizon, en reprenant:

- Entendez-vous, rien, il n'y a rien... Tout ça, c'est de la farce.

Le docteur Pascal se mit à rire.

- Une belle farce, en tous cas, dit-il. Père Jeanbernat, vous êtes
un cachottier. Je vous soupçonne d'être amoureux, avec vos airs
blasés. Vous parliez bien tendrement des arbres et des pierres, tout
à l'heure.

- Non, je vous assure, murmura le vieillard, ça m'a passé.
Autrefois, c'est vrai, quand je vous ai connu et que nous allions
herboriser ensemble, j'étais assez bête pour aimer toutes sortes de
choses, dans cette grande menteuse de campagne. Heureusement que les
bouquins ont tué ça... Je voudrais que mon jardin fût plus petit; je
ne sors pas sur la route deux fois par an. Vous voyez ce banc. Je
passe là mes journées, à regarder pousser mes salades.

- Et vos tournées dans le parc? interrompit le docteur.

- Dans le parc! répéta Jeanbernat d'un air de profonde surprise,
mais il y a plus de douze ans que je n'y ai mis les pieds! Que
voulez-vous que j'aille faire, au milieu de ce cimetière? C'est trop
grand. C'est stupide, ces arbres qui n'en finissent plus, avec de la
mousse partout, des statues rompues, des trous dans lesquels on
manque de se casser le cou à chaque pas. La dernière fois que j'y
suis allé, il faisait si noir sous les feuilles, ça empoisonnait si
fort les fleurs sauvages, des souffles si drôles passaient dans les
allées, que j'ai eu comme peur. Et je me suis barricadé, pour que le
parc n'entrât pas ici... Un coin de soleil, trois pieds de laitue
devant moi, une grande haie qui me barre tout l'horizon, c'est déjà
trop pour être heureux. Rien, voilà ce que je voudrais, rien du
tout, quelque chose de si étroit, que le dehors ne pût venir m'y
déranger. Deux mètres de terre, si vous voulez, pour crever sur le
dos.

Il donna un coup de poing sur la table, haussant brusquement la
voix, criant à l'abbé Mouret:

- Allons, encore un coup, monsieur le curé. Le diable n'est pas au
fond de la bouteille, allez!

Le prêtre éprouvait un malaise. Il se sentait sans force pour
ramener à Dieu cet étrange vieillard, dont la raison lui parut
singulièrement détraquée. Maintenant, il se rappelait certains
bavardages de la Teuse sur le Philosophe, nom que les paysans des
Artaud donnaient à Jeanbernat. Des bouts d'histoires scandaleuses
traînaient vaguement dans sa mémoire. Il se leva, faisant un signe
au docteur, voulant quitter cette maison, où il croyait respirer une
odeur de damnation. Mais, dans sa crainte sourde, une singulière
curiosité l'attardait. Il restait là, allant au bout du petit
jardin, fouillant le vestibule du regard, comme pour voir au delà,
derrière les murs. Par la porte grande ouverte, il n'apercevait que
la cage noire de l'escalier. Et il revenait, cherchant quelque trou,
quelque échappée sur cette mer de feuilles, dont il sentait le
voisinage, à un large murmure qui semblait battre la maison d'un
bruit de vagues.

- Et la petite va bien? demanda le docteur en prenant son chapeau.

- Pas mal, répondit Jeanbernat. Elle n'est jamais là. Elle disparaît
pendant des matinées entières... Peut-être tout de même qu'elle est
dans les chambres du haut.

Il leva la tête, il appela:

- Albine! Albine!

Puis, haussant les épaules:

- Ah bien! oui, c'est une fameuse gourgandine... Au revoir, monsieur
le curé. Tout à votre disposition.

Mais l'abbé Mouret n'eut pas le temps de relever ce défi du
Philosophe. Une porte venait de s'ouvrir brusquement, au fond du
vestibule; une trouée éclatante s'était faite, dans le noir de la
muraille. Ce fut comme une vision de forêt vierge, un enfoncement de
futaie immense, sous une pluie de soleil. Dans cet éclair, le prêtre
saisit nettement, au loin, des détails précis: une grande fleur
jaune au centre d'une pelouse, une nappe d'eau qui tombait d'une
haute pierre, un arbre colossal empli d'un vol d'oiseaux; le tout
noyé, perdu, flambant, au milieu d'un tel gâchis de verdure, d'une
débauche telle de végétation, que l'horizon entier n'était plus
qu'un épanouissement. La porte claqua, tout disparut.

- Ah! la gueuse! cria Jeanbernat, elle était encore dans le Paradou!

Albine riait sur le seuil du vestibule. Elle avait une jupe orange,
avec un grand fichu rouge attaché derrière la taille, ce qui lui
donnait un air de bohémienne endimanchée. Et elle continuait à rire,
la tête renversée, la gorge toute gonflée de gaieté, heureuse de ses
fleurs, des fleurs sauvages tressées dans ses cheveux blonds, nouées
à son cou, à son corsage, à ses bras minces, nus et dorés. Elle
était comme un grand bouquet d'une odeur forte.

- Va, tu es belle! grondait le vieux. Tu sens l'herbe, à empester...
Dirait-on qu'elle a seize ans, cette poupée!

Albine, effrontément, riait plus fort. Le docteur Pascal, qui était
son grand ami, se laissa embrasser par elle.

- Alors, tu n'as pas peur dans le Paradou, toi? lui demanda-t-il.

- Peur? de quoi donc? dit-elle avec des yeux étonnés. Les murs sont
trop hauts, personne ne peut entrer... Il n'y a que moi. C'est mon
jardin, à moi toute seule. Il est joliment grand. Je n'en ai pas
encore trouvé le bout.

- Et les bêtes? interrompit le docteur.

- Les bêtes? elles ne sont pas méchantes, elles me connaissent bien.

- Mais il fait noir sous les arbres?

- Pardi! il y a de l'ombre; sans cela, le soleil me mangerait la
figure... On est bien à l'ombre, dans les feuilles.

Et elle tournait, emplissant l'étroit jardin du vol de ses jupes,
secouant cette âpre senteur de verdure qu'elle portait sur elle.
Elle avait souri à l'abbé Mouret, sans honte aucune, sans
s'inquiéter des regards surpris dont il la suivait. Le prêtre
s'était écarté. Cette enfant blonde, à la face longue, ardente de
vie, lui semblait la fille mystèrieuse et troublante de cette forêt
entrevue dans une nappe de soleil.

- Dites, j'ai un nid de merles, le voulez-vous? demanda Albine au
docteur.

- Non, merci, répondit celui-ci en riant. Il faudra le donner à la
soeur de monsieur le curé, qui aime bien les bêtes... Au revoir,
Jeanbernat.

Mais Albine s'était attaquée au prêtre.

- Vous êtes le curé des Artaud, n'est-ce pas? Vous avez une soeur?
J'irai la voir... Seulement, vous ne me parlerez pas de Dieu. Mon
oncle ne veut pas.

- Tu nous ennuies, va-t-en, dit Jeanbernat en haussant les épaules.

D'un bond de chèvre, elle disparut, laissant une pluie de fleurs
derrière elle. On entendit le claquement d'une porte, puis des rires
derrière la maison, des rires sonores qui allèrent en se perdant,
comme au galop d'une bête folle lâchée dans l'herbe.

- Vous verrez qu'elle finira par coucher dans le Paradou, murmura le
vieux de son air indifférent.

Et, comme il accompagnait les visiteurs:

- Docteur, reprit-il, si vous me trouviez mort, un de ces quatre
matins, rendez-moi donc le service de me jeter dans le trou au
fumier, là, derrière mes salades... Bonsoir, messieurs.

Il laissa retomber la barrière de bois qui fermait la haie. La
maison reprit sa paix heureuse, au soleil de midi, dans le
bourdonnement des grosses mouches qui montaient le long du lierre,
jusqu'aux tuiles.





IX.

Cependant, le cabriolet suivait de nouveau le chemin creux, le long
de l'interminable mur du Paradou. L'abbé Mouret, silencieux, levait
les yeux, regardait les grosses branches qui se tendaient par-dessus
ce mur, comme des bras de géants cachés. Des bruits venaient du
parc, des frôlements d'ailes, des frissons de feuilles, des bonds
furtifs cassant les branches, de grands soupirs ployant les jeunes
pousses, toute une haleine de vie roulant sur les cimes d'un peuple
d'arbres. Et, parfois, à certain cri d'oiseau qui ressemblait à un
rire humain, le prêtre tournait la tête avec une sorte d'inquiétude.

- Une drôle de gamine! disait l'oncle Pascal, en lâchant un peu les
guides. Elle avait neuf ans, lorsqu'elle est tombée chez ce païen.
Un frère à lui, qui s'est ruiné, je ne sais plus dans quoi. La
petite se trouvait en pension quelque part, quand le père s'est tué.
C'était même une demoiselle, savante déjà, lisant, brodant,
bavardant, tapant sur les pianos. Et coquette donc! Je l'ai vue
arriver, avec des bas à jour, des jupes brodées, des guimpes, des
manchettes, un tas de falbalas... Ah bien! les falbalas ont duré
longtemps!

Il riait. Une grosse pierre faillit faire verser le cabriolet.

- Si je ne laisse pas une roue de ma voiture dans ce gredin de
chemin! murmura-t-il. Tiens-toi ferme, mon garçon.

La muraille continuait toujours. Le prêtre écoutait.

- Tu comprends, reprit le docteur, que le Paradou, avec son soleil,
ses cailloux, ses chardons, mangerait une toilette par jour. Il n'a
fait que trois ou quatre bouchées des belles robes de la petite.
Elle revenait nue... Maintenant, elle s'habille comme une sauvage.
Aujourd'hui, elle était encore possible. Mais il y a des fois où
elle n'a guère que ses souliers et sa chemise!... Tu as entendu? le
Paradou est à elle. Dès le lendemain de son arrivée, elle en a pris
possession. Elle vit là, sautant par le fenêtre, lorsque Jeanbernat
ferme la porte, s'échappant quand même, allant on ne sait où, au
fond de trous perdus, connus d'elle seule... Elle doit mener un joli
train, dans ce désert.

- Écoutez donc, mon oncle, interrompit l'abbé Mouret. On dirait un
trot de bête, derrière cette muraille.

L'oncle Pascal écouta.

- Non, dit-il au bout d'un silence, c'est le bruit de la voiture,
contre les pierres... Va, la petite ne tape plus sur les pianos, à
présent. Je crois même qu'elle ne sait plus lire. Imagine-toi une
demoiselle retournée à l'état de vaurienne libre, lâchée en
récréation dans une île abandonnée. Elle n'a gardé que son fin
sourire de coquette, quand elle veut...



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