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Text on one page: Few Medium Many
«Restez avec
moi; près de vous je n'ai jamais rien redouté.» Comme l'enfant bercé par
sa mère, la malade s'endormait en sentant veiller sur elle cette tendre
sollicitude. Mais la mort est là et va saisir sa proie. «Je remercie
Dieu en mourant de n'avoir pas eu dans le cours de ma vie une seule
pensée que je ne vous aie fait connaître», dit Mme de Rastignac à sa
mère.

Elle va recevoir les sacrements: «Ce sera pour ce soir,» dit-elle au
saint prêtre qui l'assiste: «Je désire épargner ce spectacle à la
sensibilité de mes parents, mais j'ai prié ma mère de s'y trouver, il
lui en coûterait trop de s'éloigner; d'ailleurs, j'ai besoin de sa
présence; elle est mon ange, elle est ma vie, je croirai n'avoir rien
fait de bien sans elle; je dois à ses soins la prolongation de mes
jours, et mon salut à ses vertus[91].»

[Note 91: _Vie de Mme de la Rochefoucauld, duchesse de Doudeauville_.
Cette scène se passe en 1802; mais nous l'avons rattachée à l'ancienne
France, qui forma Mme de Rastignac.]

Aux premiers temps de sa maladie, elle avait pressenti sa fin prochaine.
Jeune, charmante, adorée, elle disait: «Je suis résignée à tout ce
que Dieu voudra, mais je conviens qu'il m'en coûterait de quitter la
vie.--Cela est simple, lui répondit-on, à vingt et un ans, avec tous les
avantages qui assurent le bonheur.--Non, reprit-elle en riant, ce ne
sont pas là des biens, vous ne m'entendez pas.--Mais vous êtes épouse et
mère!--Ah! je le sens plus vivement que jamais!... et je suis
fille[92]!»

[Note 92: Même ouvrage.]

«Et je suis fille!» Ce fut avec un déchirant accent que la malade
prononça ces paroles qui révélaient que, pour cette angélique créature,
l'amour filial avait été le sentiment dominant de sa vie.

Toutefois le sévère principe romain de l'autorité paternelle l'emportait
généralement sur l'amour dans les foyers de la vieille France. La tâche
de la jeune fille était particulièrement lourde dans les familles nobles
réduites à la pauvreté. Les filles du logis tenaient souvent lieu de
servantes. A la ville, elles font le marché; elles travaillent dans
un grenier. A la campagne, elles respirent du moins le grand air des
champs, mais elles joignent aux travaux du ménage les occupations de la
vie rurale. Il en est qui ont à surveiller «quelques dindons, quelques
poules, une vache, encore trop heureuses d'avoir à en garder», dit Mme
de Maintenon qui, elle aussi, des sabots aux pieds, une gaule à la main,
avait gardé les dindons d'une tante riche cependant, mais avare[93].

[Note 93: Mme de Maintenon, _Conseils et instructions aux demoiselles
de Saint-Cyr pour leur conduite dans le monde_, édition de M. Lavallée.
Instructions de 1706 et de 1707. Mme de Staal de Launay nous montre
aussi ses deux futures belles-filles tenant le ménage paternel. V. ses
_Mémoires_.]

Une lettre écrite en 1671 et qui nous fait pénétrer dans une
gentilhommière normande, nous initie à la rude existence que menaient
les filles de la maison:

...Nous avons esté les mieux receus du monde tant de M. mon oncle que de
Mme ma tante et de tous mes cousins et cousines... ils sont au nombre de
neuf. L'aisné est un garçon... après suivent quatre filles... l'aisnée
su nomme Nanette, 17 à 18 ans, de taille dégagée, assez grande,
passablement belle, fort adrette; elle fait avec sa cadette suivante
tout l'ouvrage de la maison; encore dirigent-elles le manoir de la
Fretelaye à demi-lieue de là. Cette cadette, Manon, âgée de 15 ans, trop
grosse pour sa taille, est belle et a bonne grâce, mais gagneroit à ne
pas être tant exposée au soleil en faisant tout le ménage de la maison.
La troisième, Margot, n'est ni belle ni bonne (13 à 14 ans), la
quatrième, Cathos (dix ans), assez bonne petite fille, presque sourde, a
des yeux de cochon, un nez fort camard, un teint tout taché de brands de
Judas. Suivent deux frères: Jean-Baptiste, agé de huit ans, gros garçon
qui aura quelque jour bonne mine et promet quelque chose; François, agé
de sept ans, promettant moins et méchant comme un petit démon, sec
comme un hareng soret... Vient après eux une fille de cinq ans, nommée
Madelon, qui ne sçait pas que nous soyons partis, car elle en mourrait
de déplaisir. Le dernier, Pierrot, petit démon, a deux ans et sept mois,
tette encore, et donne à sa mère, luy seul, plus de peyne que tous les
autres... Pour leurs habits, ils sont assez propres et honnestes suivant
que l'on se vestit dans le pays... les deux filles ont des robes
d'estamine de Lude avec des jupes de serge de Londres fort propre[94]...

[Note 94: Lettre de Denis III Godefroy, 3 octobre 1671. _Les savants
Godefroy_. Mémoires d'une famille, etc.]

Au milieu de cette nombreuse famille, de ces enfants volontaires, on se
représente ce qu'était l'existence des jeunes ménagères! La vie active
qu'elles menaient nous semble au demeurant plus heureuse que la vie
comprimée qui était le partage des jeunes filles riches.

Sous l'humble toit paternel la fille du gentilhomme pauvre était
protégée par ces fermes principes qui, dans leur rigueur même,
sauvegardaient sa dignité. Mais que de déceptions, que d'amères
tristesses pour la jeune fille qui, élevée dans un milieu
aristocratique, tombait dans la misère sans être entourée d'une famille!
Est-il rien de plus navrant que la détresse de Mlle de Launay, cette
pauvre fille qui, réduite à la domesticité, subit les humiliations de
son nouvel état devant les hommes même qui l'ont entourée d'hommages, et
essuie jusqu'aux insultants mépris des autres caméristes qui n'ont ni
son instruction, ni ses talents, et qui se vengent de cette infériorité
en se moquant de son inaptitude à leur métier[95]? Et que dire des
malheureuses enfants qui, bien plus à plaindre encore que Mlle de
Launay, sont livrées par un père ou par une mère qui exploite leur
honneur[96]?

[Note 95: Mme de Staal de Launay, _Mémoires_.]

[Note 96: Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_; Mme Campan,
_Souvenirs_, portraits, anecdotes.]

Quant aux filles de familles riches, quel sort les attendait?

Bien qu'au XVIe siècle le droit romain ait triomphé du droit germain, le
droit d'aînesse échappe à cette influence, et généralement aussi, les
filles sont, comme les cadets, sacrifiées à l'aîné de leurs frères, et
ne reçoivent qu'une dot[97]. Néanmoins, cette dot paraît encore trop
lourde à bien des familles qui se débarrasseront de cette charge au
moyen du couvent. C'est avec une généreuse indignation que Bourdaloue
flétrira le crime de ces parents qui, forçant les vocations, osent jeter
à Dieu des coeurs qu'il n'a pas lui-même appelés: L'établissement de
cette fille coûterait; sans autre motif, c'est assez pour la dévouer à
la religion. Mais elle n'est pas appelée à ce genre de vie: il faut bien
qu'elle le soit, puisqu'il n'y a point d'autre parti à prendre pour
elle. Mais Dieu ne la veut pas dans cet état: il faut supposer qu'il l'y
veut, et faire comme s'il l'y voulait. Mais elle n'a nulle marque de
vocation: c'en est une assez grande que la conjoncture présente des
affaires et la nécessité. Mais elle avoue elle-même qu'elle n'a pas
cette grâce d'attrait: cette grâce lui viendra avec le temps, et
lorsqu'elle sera dans un lieu propre à la recevoir. Cependant on conduit
cette victime dans le temple, les pieds et les mains liés, je veux dire
dans la disposition d'une volonté contrainte, la bouche muette par la
crainte et le respect d'un père qu'elle a toujours honoré. Au milieu
d'une cérémonie brillante pour les spectateurs qui y assistent, mais
funèbre pour la personne qui en est le sujet, on la présente au prêtre
et l'on en fait un sacrifice qui, bien loin de glorifier Dieu et de lui
plaire, devient exécrable à ses yeux et provoque sa vengeance.

[Note 97: J'ai longuement étudié la situation de la femme devant le
droit romain et le droit germain dans mon ouvrage: _la Femme française
au moyen âge_, actuellement sous presse.]

Ah! Chrétiens, quelle abomination! Et faut-il s'étonner, après cela, si
des familles entières sont frappées de la malédiction divine? Non, non,
disait Salvien, par une sainte ironie, nous ne sommes plus au temps
d'Abraham, où les sacrifices des enfants par les pères étaient
rares. Rien maintenant de plus commun que les imitateurs de ce grand
patriarche. On le surpasse même tous les jours: car, au lieu d'attendre
comme lui l'ordre du ciel, on le prévient... Mais bientôt corrigeant sa
pensée: Je me trompe, mes frères, reprenait-il; ces pères meurtriers ne
sont rien moins que les imitateurs d'Abraham; car ce saint homme voulut
sacrifier son fils à Dieu: mais ils ne sacrifient leurs enfants qu'à
leur propre fortune, et qu'à leur avare cupidité[98]...

[Note 98: Bourdaloue, _Sermon pour le premier dimanche après
l'Épiphanie_. Sur les devoirs des pères par rapport à la vocation de
leurs enfants.]

La Bruyère n'est pas moins énergique: «Une mère, je ne dis pas qui cède
et qui se rend à la vocation de sa fille, mais qui la fait religieuse,
se charge d'une âme avec la sienne, en répond à Dieu même, en est la
caution: afin qu'une telle mère ne se perde pas, il faut que sa fille se
sauve[99].»

[Note 99: La Bruyère, XIV, _De quelques usages_. Dans l'alinéa
suivant le moraliste parle d'une jeune fille que son père, joueur ruiné,
fait religieuse, et qui n'a d'autre vocation «que le jeu de son père.»
Mme de Maintenon et la duchesse de Liancourt s'élèvent aussi contre
les vocations forcées. Mme de Maintenon, _Lettres et Entretiens_,
60. Instruction aux demoiselles de la classe bleue, janvier 1695; la
duchesse de Liancourt, _Règlement donné par une dame de haute qualité
à M*** (Mlle de la Roche-Guyon), _sa petite fille, pour sa conduite et
celle de sa maison. Avec un mitre règlement que cette dame avait dressé
pour elle-même._ Paris, 1718. (Sans nom d'auteur.)]

Si les parents ne mettent pas leurs filles au couvent, ils pourront
les empêcher de se marier, dussent-ils, comme le fit le duc de la
Rochefoucauld, les laisser végéter dans un coin séparé de la demeure
paternelle, et réduire même l'une d'elles à épouser secrètement un
ancien domestique de la maison, devenu un courtisan célèbre[100].

[Note 100: Saint-Simon, _Mémoires_, éd.



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