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Ils se font annoncer l'un chez l'autre; ils se disent «Madame,
Monsieur,» non seulement en public, mais en particulier; ils lèvent les
épaules quand à soixante lieues de Paris, dans un vieux château, ils
rencontrent une provinciale assez mal apprise pour appeler son mari
«mon ami» devant tout le monde.--Déjà divisées au foyer, les deux
vies divergent au delà par un écart toujours croissant. Le mari a son
gouvernement, son commandement, son régiment, sa charge à la cour, qui
le retiennent hors du logis; c'est seulement dans les dernières années
que sa femme consent à le suivre en garnison ou en province. D'autant
plus qu'elle est elle-même occupée, et aussi gravement que lui, souvent
par une charge auprès d'une princesse, toujours par un salon important
qu'elle doit tenir. En ce temps-là, la femme est aussi active que
l'homme, dans la même carrière, et avec les mêmes armes, qui sont la
parole flexible, la grâce engageante, les insinuations, le tact, le
sentiment juste du moment opportun, l'art de plaire, de demander et
d'obtenir; il n'y a point de dame de la cour qui ne donne des régiments
et des bénéfices. A ce titre, la femme a son cortège personnel de
solliciteurs et de protégés, et, comme son mari, ses amis, ses ennemis,
ses ambitions, ses mécomptes et ses rancunes propres; rien de plus
efficace pour disjoindre un ménage que cette ressemblance des
occupations et cette distinction des intérêts. Ainsi relâché, le lien
finit par se rompre sous l'ascendant de l'opinion. «Il est de bon air
de ne pas vivre ensemble,» de s'accorder mutuellement toute tolérance,
d'être tout entier au monde. En effet, c'est le monde qui fait alors
l'opinion, et, par elle, il pousse aux moeurs dont il a besoin.

«Vers le milieu du siècle, le mari et la femme logeaient dans le même
hôtel; mais c'était tout. «Jamais ils ne se voyaient, jamais on ne les
rencontrait dans la même voiture, jamais on ne les trouvait dans la
même maison, ni, à plus forte raison, réunis dans un lieu public.» Un
sentiment profond eût semblé bizarre et même «ridicule,» en tout cas,
inconvenant: il eût choqué comme un _a parte_ sérieux dans le courant
général de la conversation légère. On se devait à tous, et c'était
s'isoler à deux; en compagnie, on n'a pas droit au tête-à-tête[165].»

[Note 165: Taine, _Origines de la France contemporaine. L'ancien
régime._]

De l'indifférence à l'infidélité il n'y a qu'un pas, et, dans les trois
siècles qui nous occupent, ce pas est souvent franchi par la femme aussi
bien que par l'homme. Eût-elle même été élevée dans une pieuse maison,
l'enivrante atmosphère où elle vit lui fait trop souvent perdre le sens
moral. Ces spectacles enchanteurs où toutes les harmonies de la poésie
et du chant prêtent à l'amour leurs accents d'une pénétrante douceur;
ces hommages dont le monde entoure la jeune femme et qui, bien des
fois, contrastent avec la froideur de son mari, les trahisons même de
celui-ci, tout l'entraîne vers ce but si bien décrit par le poète:

Dans le crime il suffit qu'une fois on débute;
Une chute toujours attire une autre chute.
L'honneur est comme une île escarpée et sans bords:
On n'y peut plus rentrer dès qu'on en est dehors.[166]

[Note 166: Boileau, _Satires_, x. Plus haut le poète, ou plutôt le
moraliste a bien dépeint les dangers qui entouraient la jeune femme.]

Mais si, dans le XVIIe siècle, cette île escarpée a vu se fixer sur elle
les regards désespérés des pécheurs repentants, le XVIIIe siècle n'a
guère connu ces remords; ce triste XVIIIe siècle où le vice, déchirant
le voile hypocrite sous lequel il s'était caché à la cour du grand roi
vieillissant, éclatait dans les orgies de la régence et du règne de
Louis XV. Sur vingt seigneurs de la cour, quinze ont, pour d'indignes
créatures, abandonné leurs femmes, qui ne s'en plaignent guère
d'ailleurs, et la ville suit l'exemple de la cour.

Depuis la Renaissance, le monde, très complaisant pour les fautes du
mari, ne trouve pas mauvais que la femme se venge de l'infidèle en le
trompant. Tel n'est pas toujours l'avis du mari offensé. Comme certain
personnage de l'_Heptaméron_, s'il veut que toutes les femmes soient
légères, il en excepte la sienne; et, comme le comte Almaviva le sera en
plein xviiie siècle, il est à la fois volage et jaloux, jaloux jusqu'à
faire reparaître dans le courtisan le justicier du moyen âge, jaloux
jusqu'à séquestrer, à tuer, à empoisonner la coupable. Ces fureurs
tragiques, qui appartiennent au xvie siècle, se perdent dans les siècles
suivants. Boileau rend un ironique hommage aux Parisiens:

Gens de douce nature, et maris bons chrétiens[167].

[Note 167: Boileau, _Satires_, x.]

Au XVIIIe siècle surtout, en dépit d'Almaviva, «un mari qui voudrait
seul posséder sa femme, dit Montesquieu, serait regardé comme un
perturbateur de la joie publique, et comme un insensé qui voudrait jouir
de la lumière du soleil à l'exclusion des autres hommes.» D'ailleurs la
jalousie est de mauvais ton. Un mari outragé, un duc, vient se plaindre
à sa belle-mère de sa femme qui l'a déshonoré. La belle-mère, qui a de
bonnes raisons pour excuser les fautes de cette espèce, répond à son
gendre avec le plus grand sang-froid: «Eh! monsieur, vous faites bien
du bruit pour peu de chose; votre père était de bien meilleure
compagnie[168].»

[Note 168: Montesquieu, _Lettres persanes_, lv; Mme d'Oberkirch,
_Mémoires_.]

Beaucoup de maris sont, en vérité, de fort «bonne compagnie» dans ces
trois siècles de corruption. L'un se laisse trahir avec candeur par une
femme tristement habile à ce jeu[169]. Un autre ferme les yeux sur les
désordres de sa femme pour qu'elle lui passe les siens. Plus méprisables
encore, des époux acceptent un déshonneur qui leur vaut d'infâmes
honneurs. On connaît la patience conjugale des ducs de Soubise et de
Roquelaure, qui, trouvant que «la beauté heureuse» était sous Louis
XIV, suivant l'expression du duc de Saint-Simon, «la dot des dots[170],»
mettent en pratique cette étrange leçon:

Un partage avec Jupiter
N'a rien du tout qui déshonore;
Et, sans doute, il ne peut être que glorieux
De se voir le rival du souverain des dieux[171].

[Note 169: La Bruyère, _Caractères_, iii, _Des Femmes._]

[Note 170: Saint-Simon, _Mémoires_, tome III, ch. xvii.]

[Note 171: Molière, _Amphitryon_, acte III, sc. xi.]

Certains maris sont plus abjects encore; ils ne se laissent pas
seulement indemniser de leur honte, ils proposent eux-mêmes le marché:
faits bien dignes de ces temps où un père, une mère vendaient leurs
filles.

Brantôme dit qu'à son époque l'immoralité avait gagné les provinces, et
que des maris envoyaient leurs femmes à Paris pour plaider leur cause
devant les juges.

On aime à opposer à ces indignes époux le marquis de Montespan, portant
le deuil de la femme qui a mieux aimé être la maîtresse d'un roi que la
fidèle compagne d'un gentilhomme.

Quant à la femme que sa honte élève si haut, elle n'a guère que
l'orgueil de sa nouvelle situation. Pour une La Vallière, moins coupable
assurément, puisqu'elle n'avait pas de mari à déshonorer, pour «une
_petite violette qui se cachait sous l'herbe_, et qui était honteuse
d'être maîtresse, d'être mère, d'être duchesse,» voici une marquise de
Montespan, voyant légitimer les enfants nés d'un double adultère, et,
reine aux yeux de tous, montrant à la cour, sous les flots de ses
dentelles et les feux de ses pierreries, «une triomphante beauté à faire
admirer à tous les ambassadeurs[172].»

[Note 172: Mme de Sévigné, _Lettres_, à Mme de Grignan, 29 juillet
1676 1er septembre 1680.]

Le règne qui suivit celui de Louis XIV n'était pas fait pour effacer de
tels scandales. La place de la reine de France est alors occupée par des
femmes tombées assurément de moins haut que Mme de Montespan. Faut-il
nommer Jeanne Poisson, marquise de Pompadour de par la faveur royale?
Faut-il abaisser encore plus nos regards et chercher Jeanne Vaubernier
dans une fange si épaisse que pour la comtesse du Barry, c'est monter de
quelques degrés dans la boue que de faire succéder le roi _à toute la
France!_

Et ces femmes ne seront pas seulement les maîtresses de Louis XV. Par
lui, elles gouverneront et déshonoreront la France.

Quand l'ignominie est publique et triomphe, comment s'étonner de cette
phrase de La Bruyère: «Il y a peu de galanteries secrètes; bien des
femmes ne sont pas mieux désignées par le nom de leurs maris que par
celui de leurs amants.» S'il est, on effet, des femmes qui, joignant le
sacrilège au vice, cachent leurs désordres sous le voile de la dévotion,
d'autres ne savent même plus rougir; et, comme les matrones de la Rome
impériale, elles se disputent honteusement des comédiens, des danseurs,
des musiciens.

Pour mieux lutter avec la courtisane, de grandes dames du xvie siècle
lui demandent des leçons.

La courtisane! Son règne commence alors et ne cesse de s'étendre. La
plus célèbre fait revivre pendant les deux derniers tiers du XVIIe
siècle le type de l'hétaïre grecque, aussi séduisante par l'esprit que
par la beauté. Ninon de Lenclos, celle dangereuse créature qui fait
perdre à ses adorateurs jusqu'à la foi religieuse, exerce son pouvoir
sur trois générations, fut-ce dans la même famille.

Le règne de la courtisane croît avec les scandales du XVIIIe siècle. Mme
d'Oberkirch se plaint que la cour et les coulisses se mêlent beaucoup
trop. Les filles de théâtre prennent une importance extraordinaire. Pour
couvrir d'or et de bijoux d'indignes créatures, les hommes se ruinent.
La maison de Mlle Dervieux «vaut la rançon d'un roi. La cour et la
ville y ont apporté leur tribut.» Fragonard commence un plafond pour la
demeure de la danseuse Guimard, et David l'achève. La grande dame visite
comme un musée la maison de la courtisane. Elle ne lui en veut pas
toujours du tort que celle-ci lui fait. La princesse d'Hénin que son
mari délaisse pour une actrice, Mlle Arnould, est enchantée que le
prince ait «des occupations.»--«Un homme désoeuvré est si ennuyeux.»

La légèreté et parfois la dépravation du langage sont au niveau des
moeurs qui dominent du XVIe siècle jusqu'à la fin du XVIIIe.



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