A B C D E F
G H I J K L M 

Total read books on site:
more than 10 000

You can read its for free!


Text on one page: Few Medium Many
Mais elle se plaît
surtout aux beaux aspects de la route, car elle aime la nature; elle
l'aime du moins à la manière de nos trouvères du moyen âge qui, d'accord
en cela avec Homère, n'indiquent que d'un trait rapide et gracieux le
paysage qui les enchante[348]. La nature plaît à Mme de Sévigné dans ses
aspects les plus variés, les plus opposés même. Aux Rochers, la sombre
«horreur» de sa chère forêt la fait rêver. Elle regrette seulement d'y
entendre, le soir, le hibou au lieu de «la feuille qui chante», cette
feuille dont la mélodie ne devait pas lui manquer à Livry, alors que
dans ce riant séjour où elle trouvait «tout le triomphe du mois de
mai» elle disait: «Le rossignol, le coucou, la fauvette, ont ouvert le
printemps dans nos forêts[349]». C'est encore à Livry que Mme de Sévigné
regardait le brocart d'or des feuilles d'automne avec un oeil d'artiste
qui le trouvait plus beau encore que le vert naissant.

[Note 346: 21 juin 1680.]

[Note 347: Gien, 1er octobre 1677.]

[Note 348: M. Léon Gautier, _les Épopées françaises_.]

[Note 349: 29 avril 1671, 26 juin 1680.]

Jusqu'aux jours de pluie à la campagne, tout est bon à ce charmant et
solide esprit. N'est-ce pas alors le moment d'aller chercher sur les
tablettes de son petit cabinet les livres substantiels dont elle se
nourrit? Que de fois elle nous initie aux lectures que lui donnent,
parmi les auteurs anciens, Virgile, Tacite, Lucien, Plutarque, Josèphe,
les Pères de l'Église; puis des écrivains modernes: Montaigne, Pascal,
Nicole, Malebranche, Bossuet, Bourdaloue qu'elle nomme «le grand
Pan», Fléchier, Mascaron, les historiens de l'Église et de la France;
Corneille enfin, Corneille à qui elle restera fidèle toute sa vie
et qu'elle élèvera au-dessus de Racine: «Vive donc notre vieil ami
Corneille! Pardonnons-lui de méchants vers en faveur des divines et
sublimes beautés qui nous transportent; ce sont des traits de maître qui
sont inimitables[350].»

[Note 350: 16 mars 1672.]

Mme de Sévigné goûtait naturellement La Fontaine: leurs esprits
étaient de même race, c'est-à-dire de la vieille trempe française.
Malheureusement l'enjouée marquise ne s'en tint pas aux fables du poète.
Elle ne raya pas plus de ses lectures françaises les Contes de La
Fontaine qu'elle n'avait excepté de ses lectures italiennes les Contes
de Boccace. J'aime mieux rappeler ici l'attrait qu'avait pour elle Le
Tasse.

Mme de Sévigné avait conservé, au milieu même de ses plus solides
occupations intellectuelles, la passion des romans de cape et d'épée.
Son goût se moquait du style de ces ouvrages; mais son imagination
se laissait prendre «à la glu» des aventures héroïques et des beaux
sentiments.

De l'hôtel de Rambouillet, elle avait gardé, avec ce faible, une
insurmontable aversion pour les compagnies ennuyeuses. Elle excellait à
s'en défaire, et appelait cela: écumer son pot. On se souvient de cette
lunette d'approche qui, par l'un de ses bouts, faisait voir les gens à
deux lieues de soi, et qu'elle dirigeait si volontiers dans ce sens pour
regarder une compagnie déplaisante où figurait Mlle du Plessis. En ce
qui concerne cette pauvre fille qui, malgré ses ridicules, avait de bons
sentiments, on ne peut s'empêcher de trouver Mme de Sévigné bien cruelle
dans les railleries dont elle l'accable. La charité est plus d'une fois
absente, d'ailleurs, de ses lettres trop spirituelles pour n'être pas
quelquefois méchantes. Malgré les conseils de modération qu'elle donne
à sa fille, on peut l'accuser aussi d'avoir trop vivement épousé les
querelles des Grignan. Elle mérita bien qu'un jour son confesseur lui
refusât l'absolution pour avoir gardé trop de rancune à l'évêque de
Marseille. Mais ces colères ne furent dans sa vie que de passagers
accidents. La bonté, le dévouement, voilà ce qui y domine. Les chagrins
d'autrui la trouvaient profondément sensible. Elle a retracé avec
une naturelle et communicative émotion les déchirements des pertes
domestiques: Mme de Longueville pleurant son fils, Mlle de la Trousse
se jetant sur le corps de sa vieille mère qui vient d'expirer; Mme de
Dreux, avide de revoir sa mère en sortant de prison, et apprenant avec
un poignant désespoir que le chagrin de sa captivité a tué cette mère
chérie. Mme de la Fayette voit-elle mourir son vieil ami, le duc de
la Rochefoucauld: «Rien ne pouvait être comparé à la confiance et aux
charmes de leur amitié,» dit Mme de Sévigné... «Tout se consolera,
hormis elle[351].»

[Note 351: 17 et 26 mars 1680.]

Ce mot révèle une âme qui connaissait l'amitié. Mme de Sévigné fut, on
le sait, une amie dévouée jusqu'au sacrifice. Elle n'hésita pas à se
compromettre pour de chers proscrits. Avec quelle ardente sollicitude
elle suit le procès de Fouquet, le «cher malheureux!» Jamais elle ne
fera une cour plus empressée à M. de Pomponne et à sa famille que dans
la disgrâce de ce ministre, et avec quelle délicatesse! «Je leur rends
des soins si naturellement, que je me retiens, de peur que le vrai n'ait
l'air d'une affectation et d'une fausse générosité: ils sont contents de
moi[352].»

[Note 352: 29 novembre 1679.]

Dans ce noble coeur vit aussi la passion pour la gloire de la France.
Quelle patriotique fierté dans le récit de l'entrevue de Louis XIV avec
l'ambassadeur de Hollande! «Le roi prit la parole, et dit avec une
majesté et une grâce merveilleuse, qu'il savait qu'on excitait ses
ennemis contre lui; qu'il avait cru qu'il était de sa prudence de ne se
pas laisser surprendre, et que c'est ce qui l'avait obligé à se rendre
si puissant sur la mer et sur la terre, afin d'être en état de se
défendre; qu'il lui restait encore quelques ordres à donner, et qu'au
printemps il ferait ce qu'il trouverait le plus avantageux pour sa
gloire, et pour le bien de son État; et fit comprendre ensuite à
l'ambassadeur, par un signe de tête, qu'il ne voulait point de
réplique[353].»

[Note 353: 5 janvier 1672.]

Ce signe de tête nous fait rêver au Jupiter olympien d'Homère. Où est le
temps où la France avait le droit et le pouvoir de manifester ainsi sa
volonté à l'Europe?

Mme de Sévigné aime aussi la France dans ses soldats. Avec quel vif
plaisir elle dit après le passage du Rhin: «Les Français sont jolis
assurément: il faut que tout leur cède pour les actions d'éclat et de
témérité; enfin il n'y a plus de rivière présentement qui serve de
défense contre leur excessive valeur[354].»

[Note 354: 3 juillet 1672.]

Enfin, à la mort de Turenne, quelle patriotique douleur! Nous en avons
déjà entendu l'écho.

C'est ici le lieu d'aborder une question délicate. On a accusé Mme de
Sévigné d'avoir traité avec une cruelle légèreté ce qu'il y a de plus
poignant pour le sentiment national: la guerre civile et les terribles
répressions qu'elle entraîne. C'est à l'occasion des troubles de
Bretagne que Mme de Sévigné a encouru ce grave reproche. Il me paraît
utile de bien pénétrer ici la pensée de la marquise.

Sans doute, dans plus d'un endroit de ses lettres, Mme de Sévigné
s'exprime avec une étrange désinvolture sur les exécutions qui
remplissaient d'horreur la Bretagne. Mais il ne faut pas oublier que,
liée avec le gouverneur de Bretagne, et écrivant à Mme de Grignan, femme
du lieutenant général du roi en Provence, elle est obligée à une grande
circonspection de langage. S'exprimer autrement, alors qu'une lettre
pouvait être décachetée en route, n'était-ce pas faire perdre à son fils
l'appui de M. de Chaulnes, n'était-ce pas aussi compromettre aux yeux du
roi la chère correspondante à qui elle aurait confié les sentiments
de réprobation que soulevaient dans son cour des ordres iniques? Ces
sentiments ne se font-ils pas jour çà et là? Je ne sais si je m'abuse;
mais sous l'apparente légèreté avec laquelle Mme de Sévigné parle des
malheurs de la Bretagne, je crois voir non de l'indifférence, mais une
ironie amère. Les véritables sentiments de la marquise paraissent
se trahir plus d'une fois: «Je prends part à la tristesse et à la
désolation de toute la province... Me voilà bien Bretonne, comme vous
voyez; mais vous comprenez bien que cela tient à l'air que l'on respire,
_et aussi à quelque chose de plus_; car, de l'un à l'autre, toute la
province est affligée.[355]»

[Note 355: 20 octobre 1675.]

Quelles réflexions seraient plus éloquentes que ce tableau: «Voulez-vous
savoir des nouvelles de Rennes? Il y a présentement cinq mille hommes,
car il en est encore venu de Nantes. On a fait une taxe de cent mille
écus sur les bourgeois; et si on ne trouve point cette somme dans
vingt-quatre heures, elle sera doublée, et exigible par des soldats. On
a chassé et banni toute une grande rue, et défendu de les recueillir
sur peine de la vie; de sorte qu'on voyait tous ces misérables, femmes
accouchées, vieillards, enfants, errer en pleurs au sortir de cette
ville, sans savoir où aller, sans avoir de nourriture; ni de quoi se
coucher. Avant-hier on roua un violon qui avait commencé la danse et
la pillerie du papier timbré; il a été écartelé après sa mort, et ses
quatre quartiers exposés aux quatre coins de la ville... On a pris
soixante bourgeois; on commence demain à pendre.» Malheureusement, pour
faire passer ces paroles où frémit une indignation contenue, Mme de
Sévigné ajoute des lignes qui lui sont peut-être inspirées aussi par la
crainte des insultes auxquelles serait exposée sa fille si la Provence
se révoltait comme la Bretagne.

«Cette province est d'un bel exemple pour les autres, et surtout de
respecter les gouverneurs et les gouvernantes, de ne leur point dire
d'injures, et de ne point jeter de pierres dans leur jardin[356].» Telles
étaient, en effet, les avanies qu'avaient eu à souffrir le duc et la
duchesse de Chaulnes. Mais ne semble-t-il pas que le ton qu'emploie
Mme de Sévigné dénote qu'elle trouve la rigueur du châtiment bien
disproportionnée à la gravité de l'offense? Ne dit-elle pas plus tard:
«Rennes est une ville comme déserte; les punitions et les taxes ont été
cruelles[357]?» Ailleurs encore, elle dira les atrocités de la répression.
Je reconnais cependant que je voudrais une moins prudente réserve et une
plus vigoureuse indignation dans la petite-fille de sainte Chantal, dans
la femme qui tentait d'arracher un galérien à ce supplice qu'elle
se représentait sous de si vives couleurs.



Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | 71 | | 72 | | 73 | | 74 | | 75 | | 76 | | 77 | | Next |

N O P Q R S T
U V W X Y Z 

Your last read book:

You dont read books at this site.