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Oui, sortons! «Garçon, _payez-vous!»_ _Payez-vous:_ avec de l'argent qui n'est ni à la famille, ni à la communauté, ni à la maison Vingtras, ni à l'hôtel Lisbonne, avec cette belle pièce de cinq francs qui a de grosses soeurs blanches et de petites soeurs jaunes. Il y a encore des_ roues de derrière_ par ici et dans cet autre coin quelques louis. Je suis sûr qu'ils y sont, car je tâte à chaque instant la place où dort ma fortune. «Payez-vous, et gardez ces trois sous pour vous!» J'en ai une petite larme d'orgueil au bout des cils. Un salut à madame Petray; un dernier coup d'oeil--jeté par pose --sur le journal, de l'air d'un homme qui regarde le cours de la rente; un signe de tête au garçon; et je m'esquive de peur d'incidents qui couperaient ma sensation dans sa fleur. Tous les bonheurs! J'achète un trois sous: blond, bien roulé, et qui donne une fumée bleue... «La bouquetière! Vite un bouquet!» Mes bottes reluisent et sonnent comme des bottes d'officier; mon habit me va bien, on dirait. Je vois dans une glace un garçon brun, large d'épaules, mince de taille, qui a l'air heureux et fort. Je connais cette tête, ce teint de cuivre et ces yeux noirs. Ils appartiennent à un évadé qui s'appelle Vingtras[11]. Je me dandine sur mes jambes comme sur des tiges d'acier. Il me semble que j'essaie un tremplin: j'ai de l'élasticité plein les muscles, et je bondirais comme une panthère. Je donne à tous les aveugles; la monnaie qu'on m'a rendue chez Mme Petray y passe. Je préférerais un autre genre d'infirmes, soit des sourds ou des amputés qui pourraient voir au moins la mine que j'ai quand je suis habillé à ma manière, et que je marche sans peur de faire craquer ma culotte. Les Tuileries! Ah! voilà le SANGLIER!--C'est là qu'on faisait les parties de barres, au temps du collège. Je déteste ce sanglier de marbre, truffé de taches noires faites par la pluie. Legnagna, mon maître de pension, avec son nez rouge, ses joues bleues, ses jambes cagneuses, son air de sacristain, me revient à la mémoire et va me gâter ma journée!... J'aime mieux passer de côté où le pion défendait d'aller et où étaient les femmes. Oh! ces remous de jupe, ces ondulations de hanches, ces mains gantées de long, ces éclairs de chair blanche, que laisse voir le corsage échancré!... Il n'y a ni ces hanches, ni ces remous en province... Au quartier Latin non plus! Et dire que je ne suis jamais venu m'asseoir sur un de ces bancs pendant tout le temps que j'ai habité autour du Panthéon! Je regardais sauter, au Prado, des filles de vingt ans; les promeneuses d'ici en ont trente. Je préfère leurs trente ans, et leurs reins souples, leur corsage plein et leur peau dorée. Elles s'en vont une à une. Il y en a qui s'attardent un moment avec des hommes à tête de capitaines, après avoir dit à leur enfant:--«Va, va, fais aller ton cerceau.» Les femmes de chambre aussi disent à leurs ouailles: «_Faites à celui_ qui sera le plus tôt à la grille!»--et, tandis que les gamins courent, elles se retournent pour embrasser des moustachus. Tout ce monde a l'air heureux et amoureux! Oh! je reviendrai et je tâcherai de retenir en arrière, moi aussi, une de ces robes de soie ou d'indienne... J'ai dîné au café! Un bifteck avec des pommes soufflées roulées autour, comme des boucles de cheveux blonds autour d'une tête brune. Ici encore je retrouve des femmes qui parlent plus haut, qui rient plus fort que celles des Tuileries, qui ressemblent davantage aux filles du quartier Latin, mais, dans cet éclat de lumières dorées, dans ce poudroiement du gaz et dans ce scintillement de vaisselle d'argent, le criard de la voix ou de la robe ne fait point trop vilain effet. Elles ont de la poudre de riz sur les joues, comme il y a du sucre sur les fraises. Mon dîner m'a coûté trente-cinq sous--sans vin. Je n'ai pas bu de vin ce matin non plus; je veux prendre l'habitude de n'en pas boire. J'aime mieux pour le prix acheter des bouquets, et m'étendre sur une chaise verte près du _Philipoemen__[12]_. Je n'ai pas besoin--comme jadis, quand je cherchais Torchonette --de me donner du courage. Je pris un canon sur le comptoir, ce jour-là... J'ai de quoi me payer une bouteille aujourd'hui.--Mais pourquoi? J'ai eu mon ivresse, je me suis grisé à respirer cet air, à voir ces femmes, à lécher les fourchettes d'argent!... Cela vaut mieux que dix _canons de la bouteille._ Je vois passer tout Paris! Il ne me fait plus peur comme jadis! Peur?... J'ai appelé aux armes sur ce boulevard même. C'est sur ce banc, en face, devant le passage des Panoramas, que je montai et criai, le 3 décembre: «Mort à Napoléon!» Encore ce souvenir!--Faiblesse!... Regret d'enfant!... «Garçon! le _Journal pour rire!..._» Où irai-je finir ma journée? On donne _Paillasse_ à l'_Ambigu_. Va pour _Paillasse!_ Sacrebleu, c'est beau, la scène où Paillasse dit, en s'évanouissant: j'ai faim!--C'est beau, l'acte de la maison vide, la femme partie, les enfants qu'il faut faire souper, le coup de couteau dans le coeur, le coup de couteau dans le gros pain! En sortant, je suis allé m'asseoir à l'_Estaminet des Mousquetaires_, plein d'hommes de lettres, plein de comédiens, plein de femmes encore! J'emporte avec moi, rue des Cordiers, un monde de sensations douces et fortes. Est-ce le vent de la nuit qui secoue mes cheveux sur mon cou? Est-ce l'émotion de ces heures si saines? Je ne sais!--mais j'ai un frisson qui me va jusqu'au coeur: frisson de froid ou frisson d'orgueil. Le ciel est clair et dur comme une plaque d'acier... Quelques jupons éclairent de blanc les trottoirs; on voit à cent pas devant soi... mon ombre s'allonge aux rayons de la lune et emplit toute la chaussée... Il s'agit de me faire une place aussi large au soleil! 17 Les camarades J'arrive chez Petray. Personne encore. Le garçon me demande si je veux un journal, en attendant. Je prends le journal, comme s'il devait y être question de moi, de mon bonheur d'hier, d'un monsieur qu'on a vu se promener, cigare aux dents, fleur à la boutonnière, poitrine en avant: qui est allé aux Tuileries, puis au spectacle le soir, un De Marsay chevelu, trapu, et qui va compter dans Paris. Parole d'honneur, je cherche entre les lignes s'il n'y a pas trace de ma promenade si inondée de soleil, de joie intime, d'insouciance robuste et de confiance en moi! C'est Legrand qui paraît le premier, mais Legrand méconnaissable. --L'air d'un homme épié par le Conseil des Dix, regardant de droite et de gauche comme s'il avait peur de la _Bouche de fer_, vêtu d'un paletot sombre et coiffé d'un chapeau triste. Il me reconnaît, comme dans une conspiration, avec des gestes de conjuré. Je lui serre la main et lui lâche mon impression sur sa mine et son costume. «Je t'aime encore mieux dans les rôles de cape et d'épée, tu sais! Tu ressembles à un ermite, tu as l'air d'un capucin de baromètre. --Rôles de cape et d'épée! fait-il avec un sourire de Tour de Nesle: _cinq manants contre un gentilhomme_--ce temps-là est passé--c'est maintenant dix sergents de ville contre un républicain, un officier de paix par rue, un mouchard par maison! On voit bien que tu arrives de Nantes! _Vingtrassello_, il n'y a plus qu'à se cacher dans un coin et à rêvasser comme un toqué ou à faire de l'alchimie sociale comme un sorcier... J'ai le costume de la pièce!» Il a dit juste, le _théâtral!_ Le souvenir de la défaite m'est revenu deux ou trois fois hier, pendant que je me promenais,--mais j'ai chassé ce souvenir, je lui ai crié: «Ôte-toi de mon soleil!» N'ai-je pas dit une bêtise? Ne viendra-t-il pas toujours, ce souvenir, jeter son ombre noire et sanglante sur mon chemin? Il enténèbre déjà ce restaurant! Nous, qui parlions toujours si haut, voilà que nous parlons tout bas!... Je n'y pensais plus, je n'en savais rien. Je suis parti le lendemain de la bataille, n'ayant vu que les soldats, la tragédie, le sang! Je n'ai pas respiré la fange, je n'ai pas senti derrière moi l'oeil des espions. La police avait une épée et tuait en plein jour au coup d'État; maintenant c'est autre chose. On ne peut pas parler, on ne peut pas se taire... Les mots sont saisis au vol... les gestes et le silence sont mouchardés... Oh je sens la honte me monter, comme un pou, sur le crâne! Mes impressions d'hier, mes espoirs de demain, tout cela est fané, rayé de sale tout d'un coup... Quelle pitié! Les bouches se ferment machinalement, nos yeux se baissent, nos faces s'essaient à mentir--parce qu'un homme à mine douteuse vient d'entrer et s'est mis dans ce coin... Legrand m'a fait signe, et nous avons dû jouer la comédie comme au collège on criait: _Vesse! _quand on croyait que le surveillant arrivait. Je me sens plus malheureux que quand j'avais mes habits grotesques, que quand ma mère faisait rire de moi, que quand mon père me battait devant le collège assemblé! Je pouvais faire le fanfaron alors, ici il faut que je fasse le lâche! «Tu as raison, Legrand. Trouve-moi, comme à toi, un chapeau qui me tombe sur les yeux, une souquenille d'ermite, un trou de sorcier! --Plus bas, plus bas donc!» Justement, le garçon a cligné de l'oeil du côté de la mine douteuse, pour nous faire signe qu'on écoutait, et tout le monde a dit: «Plus bas, plus bas!» Voici d'autres camarades! Mais ils n'ont plus les mêmes têtes, le même regard, les mêmes gestes que la dernière fois où je les vis!... Les mains dans les manches, eux aussi: le pied traînant, la lèvre molle... Ils trouvent que je fais trop de bruit, ils le trouvent pour tout de bon. Leur poignée de main a été chaude, mais leur conversation est gelée. Ils m'envoient des coups de genou sous la table. Est-ce la rancune du passé, de nos querelles de Décembre, qui revient malgré tout, et qui a creusé entre nous un abîme? Il y a peut-être des mots irréparables, même ceux prononcés sous le canon!... Non! c'est bien Décembre qui pèse sur nous; mais point le souvenir de ce que j'ai dit en ces heures de désespoir: c'est la peur de ce que je puis dire dans le milieu d'espionnage et de terreur que Décembre a créé. L'homme à mine douteuse regarde toujours de notre côté. Nous avons dîné ainsi, sur le qui-vive! Je tire ma bourse. «C'est moi qui paie, voulez-vous? --Allons, si tu es riche! --J'offre des petits verres, un punch. Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | Next | |
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