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Vous comprenez, s'il fallait épousseter tous les jours, on n'en finirait plus... Aussi n'est-ce guère propre. Hein? quel fouillis!... Eh bien! vous me croirez si vous voulez, il y en a encore pour de l'argent. Regardez, regardez tout ça. Il promena Muffat devant les casiers, dans le jour verdâtre qui venait de la cour, lui nommant des ustensiles, voulant l'intéresser à son inventaire de chiffonnier, comme il disait en riant. Puis, d'un ton léger, quand ils furent revenus près de Fauchery: -- Écoutez, puisque nous sommes tous d'accord, nous allons terminer cette affaire... Justement, voilà Mignon. Depuis un instant, Mignon rôdait dans le couloir. Aux premiers mots de Bordenave, parlant de modifier leur traité, il s'emporta; c'était une infamie, on voulait briser l'avenir de sa femme, il plaiderait. Cependant, Bordenave, très calme, donnait des raisons: le rôle ne lui semblait pas digne de Rose, il préférait la garder pour une opérette qui passerait après la Petite Duchesse. Mais, comme le mari criait toujours, il offrit brusquement de résilier, parlant des offres faites à la chanteuse par les Folies-Dramatiques. Alors, Mignon, un moment démonté, sans nier ces offres, afficha un grand dédain de l'argent; on avait engagé sa femme pour jouer la duchesse Hélène, elle la jouerait, quand il devrait, lui, Mignon, y perdre sa fortune; c'était affaire de dignité, d'honneur. Engagée sur ce terrain, la discussion fut interminable. Le directeur en revenait toujours à ce raisonnement: puisque les Folies offraient trois cents francs par soirée à Rose pendant cent représentations, lorsqu'elle en touchait seulement cent cinquante chez lui, c'était quinze mille francs de gain pour elle, du moment où il la laissait partir. Le mari ne lâchait pas non plus le terrain de l'art: que dirait-on, si l'on voyait enlever le rôle à sa femme? qu'elle n'était pas suffisante, qu'on avait dû la remplacer; de là un tort considérable, une diminution pour l'artiste. Non, non, jamais! la gloire avant la richesse! Et, tout d'un coup, il indiqua une transaction: Rose, par son traité, avait à payer un dédit de dix mille francs, si elle se retirait; eh bien! qu'on lui donnât dix mille francs, et elle irait aux Folies-Dramatiques. Bordenave resta étourdi, pendant que Mignon, qui n'avait pas quitté le comte des yeux, attendait tranquillement. -- Alors, tout s'arrange, murmura Muffat soulagé; on peut s'entendre. -- Ah! non, par exemple! ce serait trop bête! cria Bordenave, emporté par ses instincts d'homme d'affaires. Dix mille francs pour lâcher Rose! on se ficherait de moi! Mais le comte lui ordonnait d'accepter, en multipliant les signes de tête. Il hésita encore. Enfin, grognant, regrettant les dix mille francs, bien qu'ils ne dussent pas sortir de sa poche, il reprit avec brutalité: -- Après tout, je veux bien. Au moins, je serai débarrassé de vous. Depuis un quart d'heure, Fontan écoutait dans la cour. Très intrigué, il était descendu se poster à cette place. Quand il eut compris, il remonta et se donna le régal d'avertir Rose. Ah bien! on en faisait un potin sur son compte, elle était rasée. Rose courut au magasin des accessoires. Tous se turent. Elle regarda les quatre hommes. Muffat baissa la tête, Fauchery répondit par un haussement d'épaules désespéré au regard dont elle l'interrogea. Quant à Mignon, il discutait avec Bordenave les termes du traité. -- Qu'y a-t-il? demanda-t-elle d'une voix brève. -- Rien, dit son mari. C'est Bordenave qui donne dix mille francs pour ravoir ton rôle. Elle tremblait, très pâle, ses petits poings serrés. Un moment, elle le dévisagea, dans une révolte de tout son être, elle qui d'habitude s'abandonnait docilement, pour les questions d'affaires, lui laissant la signature des traités avec ses directeurs et ses amants. Et elle ne trouva que ce cri, dont elle lui cingla la face comme d'un coup de fouet: -- Ah! tiens! tu es trop lâche! Puis, elle se sauva. Mignon, stupéfait, courut derrière elle. Quoi donc? elle devenait folle? Il lui expliquait à demi-voix que dix mille francs d'un côté et quinze mille francs de l'autre, ça faisait vingt-cinq mille. Une affaire superbe! De toutes les façons, Muffat la lâchait; c'était un joli tour de force, d'avoir tiré cette dernière plume de son aile. Mais Rose ne répondait pas, enragée. Alors, Mignon, dédaigneux, la laissa à son dépit de femme. Il dit à Bordenave, qui revenait sur la scène avec Fauchery et Muffat: -- Nous signerons demain matin. Ayez l'argent. Justement, Nana, prévenue par Labordette, descendait, triomphante. Elle faisait la femme honnête, avec des airs de distinction, pour épater son monde et prouver à ces idiots que, lorsqu'elle voulait, pas une n'avait son chic. Mais elle faillit se compromettre. Rose, en l'apercevant, s'était jetée sur elle, étranglée, balbutiant: -- Toi, je te retrouverai... Il faut que ça finisse entre nous, entends-tu! Nana, s'oubliant devant cette brusque attaque, allait se mettre les poings aux hanches et la traiter de salope. Elle se retint, elle exagéra le ton flûté de sa voix, avec un geste de marquise qui va marcher sur une pelure d'orange. -- Hein? quoi? dit-elle. Vous êtes folle, ma chère! Puis, elle continua ses grâces, pendant que Rose partait, suivie de Mignon, qui ne la reconnaissait plus. Clarisse, enchantée, venait d'obtenir de Bordenave le rôle de Géraldine. Fauchery, très sombre, piétinait, sans pouvoir se décider à quitter le théâtre; sa pièce était fichue, il cherchait comment la rattraper. Mais Nana vint le saisir par les poignets, l'approcha tout près d'elle, en demandant s'il la trouvait si atroce. Elle ne la lui mangerait pas, sa pièce; et elle le fit rire, elle laissa entendre qu'il serait bête de se fâcher avec elle, dans sa position chez les Muffat. Si elle manquait de mémoire, elle prendrait du souffleur; on ferait la salle; d'ailleurs, il se trompait sur son compte, il verrait comme elle brûlerait les planches. Alors, on convint que l'auteur remanierait un peu le rôle de la duchesse, pour donner davantage à Prullière. Celui-ci fut ravi. Dans cette joie que Nana apportait naturellement avec elle, Fontan seul restait froid. Planté au milieu du rayon jaune de la servante, il s'étalait, découpant l'arête vive de son profil de bouc, affectant une pose abandonnée. Et Nana, tranquillement, s'approcha, lui donna une poignée de main. -- Tu vas bien? -- Mais oui, pas mal. Et toi? -- Très bien, merci. Ce fut tout. Ils semblaient s'être quittés la veille, à la porte du théâtre. Cependant, les acteurs attendaient; mais Bordenave dit qu'on ne répéterait pas le troisième acte. Exact par hasard, le vieux Bosc s'en alla en grognant: on les retenait sans nécessité, on leur faisait perdre des après-midi entiers. Tout le monde partit. En bas, sur le trottoir, ils battaient des paupières, aveuglés par le plein jour, avec l'ahurissement de gens qui ont passé trois heures au fond d'une cave, à se quereller, dans une tension continuelle des nerfs. Le comte, les muscles brisés, la tête vide, monta en voiture avec Nana, tandis que Labordette emmenait Fauchery, qu'il réconfortait. Un mois plus tard, la première représentation de la Petite Duchesse fut, pour Nana, un grand désastre. Elle s'y montra atrocement mauvaise, elle eut des prétentions à la haute comédie, qui mirent le public en gaieté. On ne siffla pas, tant on s'amusait. Dans une avant-scène, Rose Mignon accueillait d'un rire aigu chaque entrée de sa rivale, allumant ainsi la salle entière. C'était une première vengeance. Aussi, lorsque Nana, le soir, se retrouva seule avec Muffat, très chagrin, lui dit-elle furieusement: -- Hein! quelle cabale! Tout ça, c'est de la jalousie... Ah! s'ils savaient comme je m'en fiche! Est-ce que j'ai besoin d'eux, maintenant!... Tiens! cent louis que tous ceux qui ont rigolé, je les amène là, à lécher la terre devant moi!... Oui, je vais lui en donner de la grande dame, à ton Paris! X Alors, Nana devint une femme chic, rentière de la bêtise et de l'ordure des mâles, marquise des hauts trottoirs. Ce fut un lançage brusque et définitif, une montée dans la célébrité de la galanterie, dans le plein jour des folies de l'argent et des audaces gâcheuses de la beauté. Elle régna tout de suite parmi les plus chères. Ses photographies s'étalaient aux vitrines, on la citait dans les journaux. Quand elle passait en voiture sur les boulevards, la foule se retournait et la nommait, avec l'émotion d'un peuple saluant sa souveraine; tandis que, familière, allongée dans ses toilettes flottantes, elle souriait d'un air gai, sous la pluie de petites frisures blondes, qui noyaient le bleu cerné de ses yeux et le rouge peint de ses lèvres. Et le prodige fut que cette grosse fille, si gauche à la scène, si drôle dès qu'elle voulait faire la femme honnête, jouait à la ville les rôles de charmeuse, sans un effort. C'étaient des souplesses de couleuvre, un déshabillé savant, comme involontaire, exquis d'élégance, une distinction nerveuse de chatte de race, une aristocratie du vice, superbe, révoltée, mettant le pied sur Paris, en maîtresse toute-puissante. Elle donnait le ton, de grandes dames l'imitaient. L'hôtel de Nana se trouvait avenue de Villiers, à l'encoignure de la rue Cardinet, dans ce quartier de luxe, en train de pousser au milieu des terrains vagues de l'ancienne plaine Monceau. Bâti par un jeune peintre, grisé d'un premier succès et qui avait dû le revendre, à peine les plâtres essuyés, il était de style Renaissance, avec un air de palais, une fantaisie de distribution intérieure, des commodités modernes dans un cadre d'une originalité un peu voulue. Le comte Muffat avait acheté l'hôtel tout meublé, empli d'un monde de bibelots, de fort belles tentures d'Orient, de vieilles crédences, de grands fauteuils Louis XIII; et Nana était ainsi tombée sur un fonds de mobilier artistique, d'un choix très fin, dans le tohu-bohu des époques. Mais, comme l'atelier, qui occupait le centre de la maison, ne pouvait lui servir, elle avait bouleversé les étages, laissant au rez-de-chaussée une serre, un grand salon et la salle à manger, établissant au premier un petit salon, près de sa chambre et de son cabinet de toilette. 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