Total read books on site: You can read its for free! |
pour qu'il lâche tout. Depuis un instant, elle examinait la comtesse Sabine et Estelle. Daguenet était encore près de ces dames. Fauchery, qui arrivait, dérangeait le monde pour les saluer; et lui aussi restait là, l'air souriant. Alors, elle continua, en montrant les tribunes d'un geste dédaigneux: -- Puis, vous savez, ces gens ne m'épatent plus, moi!... Je les connais trop. Faut voir ça au déballage!... Plus de respect! fini le respect! Saleté en bas, saleté en haut, c'est toujours saleté et compagnie... Voilà pourquoi je ne veux pas qu'on m'embête. Et son geste s'élargissait, montrant des palefreniers qui amenaient les chevaux sur la piste, jusqu'à la souveraine causant avec Charles, un prince, mais un salaud de même. -- Bravo, Nana!... Très chic, Nana!... cria la Faloise enthousiasmé. Des coups de cloche se perdaient dans le vent, les courses continuaient. On venait de courir le prix d'Ispahan, que Berlingot, un cheval de l'écurie Méchain, avait gagné. Nana rappela Labordette, pour demander des nouvelles de ses cent louis; il se mit à rire, il refusa de lui faire connaître ses chevaux, afin de ne pas déranger la chance, disait-il. Son argent était bien placé, elle verrait tout à l'heure. Et comme elle lui avouait ses paris, dix louis sur Lusignan et cinq sur Valerio II, il haussa les épaules, ayant l'air de dire que les femmes faisaient quand même des bêtises. Cela l'étonna, elle ne comprenait plus. A ce moment, la pelouse s'animait davantage. Des lunchs s'organisaient en plein air, en attendant le Grand Prix. On mangeait, on buvait plus encore, un peu partout, sur l'herbe, sur les banquettes élevées des four-in-hand et des mail-coach, dans les victorias, les coupés, les landaus. C'était un étalage de viandes froides, une débandade de paniers de champagne, qui sortaient des caissons, aux mains des valets de pied. Les bouchons partaient avec de faibles détonations, emportées par le vent; des plaisanteries se répondaient, des bruits de verres qui se brisaient mettaient des notes fêlées dans cette gaieté nerveuse. Gaga et Clarisse faisaient avec Blanche un repas sérieux, mangeant des sandwichs sur une couverture étalée, dont elles couvraient leurs genoux. Louise Violaine, descendue de son panier, avait rejoint Caroline Héquet; et, à leurs pieds, dans le gazon, des messieurs installaient une buvette, où venaient boire Tatan, Maria, Simonne et les autres; tandis que, près de là, en l'air, on vidait des bouteilles sur le mail-coach de Léa de Horn, toute une bande se grisant dans le soleil, avec des bravades et des poses, au-dessus de la foule. Mais bientôt on se pressa surtout devant le landau de Nana. Debout, elle s'était mise à verser des verres de champagne aux hommes qui la saluaient. L'un des valets de pied, François, passait les bouteilles, pendant que la Faloise, tâchant d'attraper une voix canaille, lançait un boniment. -- Approchez, messieurs... C'est pour rien... Tout le monde en aura. -- Taisez-vous donc, mon cher, finit par dire Nana. Nous avons l'air de saltimbanques. Elle le trouvait bien drôle, elle s'amusait beaucoup. Un instant, elle eut l'idée d'envoyer par Georges un verre de champagne à Rose Mignon, qui affectait de ne pas boire. Henri et Charles s'ennuyaient à crever; ils auraient voulu du champagne, les petits. Mais Georges but le verre, craignant une dispute. Alors, Nana se souvint de Louiset, qu'elle oubliait derrière elle. Peut-être avait-il soif; et elle le força à prendre quelques gouttes de vin, ce qui le fit horriblement tousser. -- Approchez, approchez, messieurs, répétait la Faloise. Ce n'est pas deux sous, ce n'est pas un sou... Nous le donnons... Mais Nana l'interrompit par une exclamation. -- Eh! Bordenave, là-bas!... Appelez-le, oh! je vous en prie, courez! C'était Bordenave, en effet, se promenant les mains derrière le dos, avec un chapeau que le soleil rougissait, et une redingote graisseuse, blanchie aux coutures; un Bordenave décati par la faillite, mais quand même furieux, étalant sa misère parmi le beau monde, avec la carrure d'un homme toujours prêt à violer la fortune. -- Bigre! quel chic! dit-il, lorsque Nana lui tendit la main, en bonne fille. Puis, après avoir vidé un verre de champagne, il eut ce mot de profond regret: -- Ah! si j'étais femme!... Mais, nom de Dieu! ça ne fait rien! Veux-tu rentrer au théâtre? J'ai une idée, je loue la Gaîté, nous claquons Paris à nous deux... Hein? tu me dois bien ça. Et il resta, grognant, heureux pourtant de la revoir; car, disait-il, cette sacrée Nana lui mettait du baume dans le coeur, rien qu'à vivre devant lui. C'était sa fille, son vrai sang. Le cercle grandissait. Maintenant, la Faloise versait, Philippe et Georges racolaient des amis. Une poussée lente amenait peu à peu la pelouse entière. Nana jetait à chacun un rire, un mot drôle. Les bandes de buveurs se rapprochaient, tout le champagne épars marchait vers elle, il n'y avait bientôt plus qu'une foule, qu'un vacarme, autour de son landau; et elle régnait parmi les verres qui se tendaient, avec ses cheveux jaunes envolés, son visage de neige, baigné de soleil. Alors, au sommet, pour faire crever les autres femmes qu'enrageait son triomphe, elle leva son verre plein, dans son ancienne pose de Vénus victorieuse. Mais quelqu'un la touchait par-derrière, et elle fut surprise, en se retournant, d'apercevoir Mignon sur la banquette. Elle disparut un instant, elle s'assit à son côté, car il venait lui communiquer une chose grave. Mignon disait partout que sa femme était ridicule d'en vouloir à Nana; il trouvait ça bête et inutile. -- Voici, ma chère, murmura-t-il. Méfie-toi, ne fais pas trop enrager Rose... Tu comprends, j'aime mieux te prévenir... Oui, elle a une arme, et comme elle ne t'a jamais pardonné l'affaire de la _Petite Duchesse_... -- Une arme, dit Nana, qu'est-ce que ça me fiche! -- Écoute donc, c'est une lettre qu'elle a dû trouver dans la poche de Fauchery, une lettre écrite à cette rosse de Fauchery par la comtesse Muffat. Et, dame! là-dedans, c'est clair, ça y est en plein... Alors, Rose veut envoyer la lettre au comte, pour se venger de lui et de toi. -- Qu'est-ce que ça me fiche! répéta Nana. C'est drôle, ça... Ah! ça y est, avec Fauchery. Eh bien! tant mieux, elle m'agaçait. Nous allons rire. -- Mais non, je ne veux pas, reprit vivement Mignon. Un joli scandale! Puis, nous n'avons rien à y gagner... Il s'arrêta, craignant d'en trop dire. Elle s'écriait que, bien sûr, elle n'irait pas repêcher une femme honnête. Mais, comme il insistait, elle le regarda fixement. Sans doute il avait peur de voir Fauchery retomber dans son ménage, s'il rompait avec la comtesse; c'était ce que Rose voulait, tout en se vengeant, car elle gardait une tendresse pour le journaliste. Et Nana devint rêveuse, elle songeait à la visite de M. Venot, un plan poussait en elle, tandis que Mignon tâchait de la convaincre. -- Mettons que Rose envoie la lettre, n'est-ce pas? Il y a un esclandre. Tu es mêlée là-dedans, on dit que tu es la cause de tout... D'abord, le comte se sépare de sa femme... -- Pourquoi ça, dit-elle, au contraire... A son tour, elle s'interrompit. Elle n'avait pas besoin de penser tout haut. Enfin, elle eut l'air d'entrer dans les vues de Mignon, pour se débarrasser de lui; et, comme il lui conseillait une soumission auprès de Rose, par exemple une petite visite sur le champ de courses, devant tous, elle répondit qu'elle verrait, qu'elle réfléchirait. Un tumulte la fit se relever. Sur la piste, des chevaux arrivaient, dans un coup de vent. C'était le prix de la Ville de Paris, que gagnait Cornemuse. Maintenant, le Grand Prix allait être couru, la fièvre augmentait, une anxiété fouettait la foule, piétinant, ondulant, dans un besoin de hâter les minutes. Et, à cette heure dernière, une surprise effarait les parieurs, la hausse continue de la cote de Nana, l'outsider de l'écurie Vandeuvres. Des messieurs revenaient à chaque instant avec une cote nouvelle: Nana était à trente, Nana était à vingt-cinq, puis à vingt, puis à quinze. Personne ne comprenait. Une pouliche battue sur tous les hippodromes, une pouliche dont le matin pas un parieur ne voulait à cinquante! Que signifiait ce brusque affolement? Les uns se moquaient, en parlant d'un joli nettoyage pour les nigauds qui donnaient dans cette farce. D'autres, sérieux, inquiets, flairaient là-dessous quelque chose de louche. Il y avait un coup peut-être. On faisait allusion à des histoires, aux vols tolérés des champs de courses; mais cette fois le grand nom de Vandeuvres arrêtait les accusations, et les sceptiques l'emportaient, en somme, lorsqu'ils prédisaient que Nana arriverait belle dernière. -- Qui est-ce qui monte Nana? demanda la Faloise. Justement, la vraie Nana reparaissait. Alors, ces messieurs donnèrent à la question un sens malpropre, en éclatant d'un rire exagéré. Nana saluait. -- C'est Price, répondit-elle. Et la discussion recommença. Price était une célébrité anglaise, inconnue en France. Pourquoi Vandeuvres avait-il fait venir ce jockey, lorsque Gresham montait Nana d'ordinaire? D'ailleurs, on s'étonnait de le voir confier Lusignan à ce Gresham, qui n'arrivait jamais, selon la Faloise. Mais toutes ces remarques se noyaient dans les plaisanteries, les démentis, le brouhaha d'un pêle-mêle d'opinions extraordinaire. On se remettait à vider des bouteilles de champagne pour tuer le temps. Puis, un chuchotement courut, les groupes s'écartèrent. C'était Vandeuvres. Nana affecta d'être fâchée. -- Eh bien! vous êtes gentil, d'arriver à cette heure!... Moi qui brûle de voir l'enceinte du pesage. -- Alors, venez, dit-il, il est temps encore. Vous ferez un tour. J'ai justement sur moi une entrée pour dame. Et il l'emmena à son bras, heureuse des regards jaloux dont Lucy, Caroline et les autres la suivaient. Derrière elle, les fils Hugon et la Faloise, restés dans le landau, continuaient à faire les honneurs de son champagne. Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | 18 | | 19 | | 20 | | 21 | | 22 | | 23 | | 24 | | 25 | | 26 | | 27 | | 28 | | 29 | | 30 | | 31 | | 32 | | 33 | | 34 | | 35 | | 36 | | 37 | | 38 | | 39 | | 40 | | 41 | | 42 | | 43 | | 44 | | 45 | | 46 | | 47 | | 48 | | 49 | | 50 | | 51 | | 52 | | 53 | | 54 | | 55 | | 56 | | 57 | | 58 | | 59 | | 60 | | 61 | | 62 | | 63 | | 64 | | 65 | | 66 | | 67 | | 68 | | 69 | | 70 | | 71 | | 72 | | 73 | | 74 | | 75 | | 76 | | 77 | | 78 | | 79 | | 80 | | 81 | | 82 | | 83 | | 84 | | 85 | | 86 | | 87 | | 88 | | Next | |
Your last read book: You dont read books at this site. |