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Les chevaux revinrent, après un temps de galop. Il y eut encore deux faux départs. Enfin, le starter, rassemblant les chevaux, les lança avec une adresse qui arracha des cris. -- Superbe!... Non, c'est le hasard!... N'importe, ça y est! La clameur s'étouffa dans l'anxiété qui serrait les poitrines. Maintenant, les paris s'arrêtaient, le coup se jouait sur l'immense piste. Un silence régna d'abord, comme si les haleines étaient suspendues. Des faces se haussaient, blanches, avec des tressaillements. Au départ, Hasard et Cosinus avaient fait le jeu, prenant la tête; Valerio II suivait de près, les autres venaient en un peloton confus. Quand ils passèrent devant les tribunes, dans un ébranlement du sol, avec le brusque vent d'orage de leur course, le peloton s'allongeait déjà sur une quarantaine de longueurs. Frangipane était dernier, Nana se trouvait un peu en arrière de Lusignan et de Spirit. -- Fichtre! murmura Labordette, comme l'Anglais se débarbouille là-dedans! Tout le landau retrouvait des mots, des exclamations. On se grandissait, on suivait des yeux les taches éclatantes des jockeys qui filaient dans le soleil. A la montée, Valerio II prit la tête, Cosinus et Hasard perdaient du terrain, tandis que Lusignan et Spirit, nez contre nez, avaient toujours Nana derrière eux. -- Pardieu! l'anglais a gagné, c'est visible, dit Bordenave. Lusignan se fatigue et Valerio II ne peut tenir. -- Eh bien! c'est du propre, si l'Anglais gagne! s'écria Philippe, dans un élan de douleur patriotique. C'était un sentiment d'angoisse qui commençait à étrangler tout ce monde entassé. Encore une défaite! et une ardeur de voeu extraordinaire, presque religieuse, montait pour Lusignan; pendant qu'on injuriait Spirit, avec son jockey d'une gaieté de croque-mort. Parmi la foule éparse dans l'herbe, un souffle enlevait des bandes, les semelles en l'air. Des cavaliers coupaient la pelouse d'un galop furieux. Et Nana, qui tournait lentement sur elle-même, voyait à ses pieds cette houle de bêtes et de gens, cette mer de têtes battue et comme emportée autour de la piste par le tourbillon de la course, rayant l'horizon du vif éclair des jockeys. Elle les avait suivis de dos, dans la fuite des croupes, dans la vitesse allongée des jambes, qui se perdaient et prenaient des finesses de cheveux. Maintenant, au fond, ils filaient de profil, tout petits, délicats, sur les lointains verdâtres du Bois. Puis, brusquement, ils disparurent, derrière un grand bouquet d'arbres, plantés au milieu de l'Hippodrome. -- Laissez donc! cria Georges, toujours plein d'espoir. Ce n'est pas fini... L'Anglais est touché. Mais la Faloise, repris de son dédain national, devenait scandaleux, en acclamant Spirit. Bravo! c'était bien fait! la France avait besoin de ça! Spirit premier, et Frangipane second! ça embêterait sa patrie! Labordette, qu'il exaspérait, le menaça sérieusement de le jeter en bas de la voiture. -- Voyons combien ils mettront de minutes, dit paisiblement Bordenave, qui, tout en soutenant Louiset, avait tiré sa montre. Un à un, derrière le bouquet d'arbres, les chevaux reparaissaient. Ce fut une stupeur, la foule eut un long murmure. Valerio II tenait encore la tête; mais Spirit le gagnait, et derrière lui Lusignan avait lâché, tandis qu'un autre cheval prenait la place. On ne comprit pas tout de suite, on confondait les casaques. Des exclamations partaient. -- Mais c'est Nana!... Allons donc, Nana! je vous dis que Lusignan n'a pas bougé... Eh! oui, c'est Nana. On la reconnaît bien, à sa couleur d'or... La voyez-vous maintenant! Elle est en feu... Bravo, Nana! en voilà une mâtine!... Bah! ça ne signifie rien. Elle fait le jeu de Lusignan. Pendant quelques secondes, ce fut l'opinion de tous. Mais, lentement, la pouliche gagnait toujours, dans un effort continu. Alors, une émotion immense se déclara. La queue des chevaux, en arrière, n'intéressait plus. Une lutte suprême s'engageait entre Spirit, Nana, Lusignan et Valerio II. On les nommait, on constatait leur progrès ou leur défaillance, dans des phrases sans suite, balbutiées. Et Nana, qui venait de monter sur le siège de son cocher, comme soulevée, restait toute blanche, prise d'un tremblement, si empoignée, qu'elle se taisait. Près d'elle, Labordette avait retrouvé son sourire. -- Hein? l'Anglais a du mal, dit joyeusement Philippe. Il ne va pas bien. -- En tout cas, Lusignan est fini, cria la Faloise. C'est Valerio II qui vient... Tenez! voilà les quatre en peloton. Un même mot sortait de toutes les bouches. -- Quel train, mes enfants!... Un rude train, sacristi! A présent, le peloton arrivait de face, dans un coup de foudre. On en sentait l'approche et comme l'haleine, un ronflement lointain, grandi de seconde en seconde. Toute la foule, impétueusement, s'était jetée aux barrières; et, précédant les chevaux, une clameur profonde s'échappait des poitrines, gagnait de proche en proche, avec un bruit de mer qui déferle. C'était la brutalité dernière d'une colossale partie, cent mille spectateurs tournés à l'idée fixe, brûlant du même besoin de hasard, derrière ces bêtes dont le galop emportait des millions. On se poussait, on s'écrasait, les poings fermés, la bouche ouverte, chacun pour soi, chacun fouettant son cheval de la voix et du geste. Et le cri de tout ce peuple, un cri de fauve reparu sous les redingotes, roulait de plus en plus distinct: -- Les voilà! les voilà!... Les voilà! Mais Nana gagnait encore du terrain; maintenant, Valerio II était distancé, elle tenait la tête avec Spirit, à deux ou trois encolures. Le roulement de tonnerre avait grandi. Ils arrivaient, une tempête de jurons les accueillait dans le landau. -- Hue donc, Lusignan, grand lâche, sale rosse!... Très chic, l'Anglais! Encore, encore, mon vieux!... Et ce Valerio, c'est dégoûtant!... Ah! la charogne! Fichus mes dix louis!... Il n'y a que Nana! Bravo, Nana! Bravo, bougresse! Et, sur le siège, Nana, sans le savoir, avait pris un balancement des cuisses et des reins, comme si elle-même eût couru. Elle donnait des coups de ventre, il lui semblait que ça aidait la pouliche. A chaque coup, elle lâchait un soupir de fatigue, elle disait d'une voix pénible et basse: -- Va donc... va donc... va donc... On vit alors une chose superbe. Price, debout sur les étriers, la cravache haute, fouaillait Nana d'un bras de fer. Ce vieil enfant desséché, cette longue figure, dure et morte, jetait des flammes. Et, dans un élan de furieuse audace, de volonté triomphante, il donnait de son coeur à la pouliche, il la soutenait, il la portait, trempée d'écume, les yeux sanglants. Tout le train passa avec son roulement de foudre, coupant les respirations, balayant l'air; tandis que le juge, très froid, l'oeil à la mire, attendait. Puis, une immense acclamation retentit. D'un effort suprême, Price venait de jeter Nana au poteau, battant Spirit d'une longueur de tête. Ce fut comme la clameur montante d'une marée. Nana! Nana! Nana! Le cri roulait, grandissait, avec une violence de tempête, emplissant peu à peu l'horizon, des profondeurs du Bois au mont Valérien, des prairies de Longchamp à la plaine de Boulogne. Sur la pelouse, un enthousiasme fou s'était déclaré. Vive Nana! vive la France! à bas l'Angleterre! Les femmes brandissaient leurs ombrelles; des hommes sautaient, tournaient, en vociférant; d'autres, avec des rires nerveux, lançaient des chapeaux. Et, de l'autre côté de la piste, l'enceinte du pesage répondait, une agitation remuait les tribunes, sans qu'on vît distinctement autre chose qu'un tremblement de l'air, comme la flamme invisible d'un brasier, au-dessus de ce tas vivant de petites figures détraquées, les bras tordus, avec les points noirs des yeux et de la bouche ouverte. Cela ne cessait plus, s'enflait, recommençait au fond des allées lointaines, parmi le peuple campant sous les arbres, pour s'épandre et s'élargir dans l'émotion de la tribune impériale, où l'impératrice avait applaudi. Nana! Nana! Nana! Le cri montait dans la gloire du soleil, dont la pluie d'or battait le vertige de la foule. Alors, Nana, debout sur le siège de son landau, grandie, crut que c'était elle qu'on acclamait. Elle était restée un instant immobile, dans la stupeur de son triomphe, regardant la piste envahie par un flot si épais, qu'on ne voyait plus l'herbe, couverte d'une mer de chapeaux noirs. Puis, quand tout ce monde se fut rangé, ménageant une haie jusqu'à la sortie, saluant de nouveau Nana, qui s'en allait avec Price, cassé sur l'encolure, éteint et comme vide, elle se tapa les cuisses violemment, oubliant tout, triomphant en phrases crues: -- Ah! nom de Dieu! c'est moi, pourtant... Ah! nom de Dieu! quelle veine! Et, ne sachant comment traduire la joie qui la bouleversait, elle empoigna et baisa Louiset qu'elle venait de trouver en l'air, sur l'épaule de Bordenave. -- Trois minutes et quatorze secondes, dit celui-ci, en remettant sa montre dans la poche. Nana écoutait toujours son nom, dont la plaine entière lui renvoyait l'écho. C'était son peuple qui l'applaudissait, tandis que, droite dans le soleil, elle dominait, avec ses cheveux d'astre et sa robe blanche et bleue, couleur du ciel. Labordette, en s'échappant, venait de lui annoncer un gain de deux mille louis, car il avait placé ses cinquante louis sur Nana, à quarante. Mais cet argent la touchait moins que cette victoire inattendue, dont l'éclat la faisait reine de Paris. Ces dames perdaient toutes. Rose Mignon, dans un mouvement de rage, avait cassé son ombrelle; et Caroline Héquet, et Clarisse, et Simonne, et Lucy Stewart elle-même malgré son fils, juraient sourdement, exaspérées par la chance de cette grosse fille; pendant que la Tricon, qui s'était signée au départ et à l'arrivée des chevaux, redressait sa haute taille au-dessus d'elles, ravie de son flair, sacrant Nana, en matrone d'expérience. Autour du landau, cependant, la poussée des hommes grandissait encore. La bande avait jeté des clameurs féroces. 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