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Foucarmont se permit de hausser les épaules. Savait-on jamais quand Nana couchait avec quelqu'un? Mais Georges, emporté, répondit par un: «Moi, monsieur, je le sais!» qui les mit tous en gaieté. Enfin, comme le dit Steiner, ça faisait toujours une drôle de cuisine. Peu à peu, on envahissait le buffet. Ils cédèrent la place, sans se quitter. La Faloise regardait les femmes effrontément, comme s'il s'était cru à Mabille. Au fond d'une allée, ce fut une surprise, la bande trouva M. Venot en grande conférence avec Daguenet; et des plaisanteries faciles les égayèrent, il le confessait, il lui donnait des conseils pour la première nuit. Puis, ils revinrent devant une des portes du salon, où une polka emportait des couples, dans un balancement qui mettait un sillage au milieu des hommes restés debout. Sous les souffles venus du dehors, les bougies brûlaient très hautes. Quand une robe passait, avec les légers claquements de la cadence, elle rafraîchissait d'un petit coup de vent la chaleur braisillante tombant des lustres. -- Fichtre! ils n'ont pas froid, là dedans! murmura la Faloise. Leurs yeux clignaient, au retour des ombres mystérieuses du jardin; et ils se montrèrent le marquis de Chouard, isolé, dominant de sa haute taille les épaules nues qui l'entouraient. Il avait une face pâle, très sévère, un air de hautaine dignité, sous sa couronne de rares cheveux blancs. Scandalisé par la conduite du comte Muffat, il venait de rompre publiquement, il affectait de ne plus mettre les pieds dans l'hôtel. S'il avait consenti à y paraître, ce soir-là, c'était sur les instances de sa petite-fille, dont il désapprouvait d'ailleurs le mariage, avec des paroles indignées contre la désorganisation des classes dirigeantes par les honteux compromis de la débauche moderne. -- Ah! c'est la fin, disait près de la cheminée madame Du Joncquoy à l'oreille de madame Chantereau. Cette fille a ensorcelé ce malheureux... Nous qui l'avons connu si croyant, si noble! -- Il paraît qu'il se ruine, continua madame Chantereau. Mon mari a eu entre les mains un billet... Il vit maintenant dans cet hôtel de l'avenue de Villiers. Tout Paris en cause... Mon Dieu! je n'excuse pas Sabine; avouez pourtant qu'il lui donne bien des sujets de plainte, et, dame! si elle jette aussi l'argent par les fenêtres... -- Elle n'y jette pas que l'argent, interrompit l'autre. Enfin, à deux, ils iront plus vite... Une noyade dans la boue, ma chère. Mais une voix douce les interrompit. C'était M. Venot. Il était venu s'asseoir derrière elles, comme désireux de disparaître; et, se penchant, il murmurait: -- Pourquoi désespérer? Dieu se manifeste, lorsque tout semble perdu. Lui, assistait paisiblement à la débâcle de cette maison qu'il gouvernait jadis. Depuis son séjour aux Fondettes, il laissait l'affolement grandir, avec la conscience très nette de son impuissance. Il avait tout accepté, la passion enragée du comte pour Nana, la présence de Fauchery près de la comtesse, même le mariage d'Estelle et de Daguenet. Qu'importaient ces choses! Et il se montrait plus souple, plus mystérieux, nourrissant l'idée de s'emparer du jeune ménage comme du ménage désuni, sachant bien que les grands désordres jettent aux grandes dévotions. La Providence aurait son heure. -- Notre ami, continua-t-il à voix basse, est toujours animé des meilleurs sentiments religieux... Il m'en a donné les preuves les plus douces. -- Eh bien! dit madame Du Joncquoy, il devrait d'abord se remettre avec sa femme. -- Sans doute... Justement, j'ai l'espoir que cette réconciliation ne tardera pas. Alors, les deux vieilles dames le questionnèrent. Mais il redevint très humble, il fallait laisser agir le ciel. Tout son désir, en rapprochant le comte et la comtesse, était d'éviter un scandale public. La religion tolérait bien des faiblesses, quand on gardait les convenances. -- Enfin, reprit madame Du Joncquoy, vous auriez dû empêcher ce mariage avec cet aventurier... Le petit vieillard avait pris un air de profond étonnement. -- Vous vous trompez, monsieur Daguenet est un jeune homme du plus grand mérite... Je connais ses idées. Il veut faire oublier des erreurs de jeunesse. Estelle le ramènera, soyez-en sûre. -- Oh! Estelle! murmura dédaigneusement madame Chantereau, je crois la chère petite incapable d'une volonté. Elle est si insignifiante! Cette opinion fit sourire M. Venot. D'ailleurs, il ne s'expliqua pas sur la jeune mariée. Fermant les paupières, comme pour se désintéresser, il se perdit de nouveau derrière les jupes, dans son coin. Madame Hugon, au milieu de sa lassitude distraite, avait saisi quelques mots. Elle intervint, elle conclut de son air de tolérance, en s'adressant au marquis de Chouard, qui la saluait: -- Ces dames sont trop sévères. L'existence est si mauvaise pour tout le monde... N'est-ce pas, mon ami, on doit pardonner beaucoup aux autres, lorsqu'on veut être soi-même digne de pardon? Le marquis resta quelques secondes gêné, craignant une allusion. Mais la bonne dame avait un si triste sourire, qu'il se remit tout de suite, en disant: -- Non, pas de pardon pour certaines fautes... C'est avec ces complaisances qu'une société va aux abîmes. Le bal s'était encore animé. Un nouveau quadrille donnait au plancher du salon un léger balancement, comme si la vieille demeure eût fléchi sous le branle de la fête. Par moments, dans la pâleur brouillée des têtes, se détachait un visage de femme, emporté par la danse, aux yeux brillants, aux lèvres entrouvertes, avec le coup du lustre sur la peau blanche. Madame Du Joncquoy déclarait qu'il n'y avait pas de bon sens. C'était une folie d'empiler cinq cents personnes dans un appartement où l'on aurait tenu deux cents à peine. Alors, pourquoi ne pas signer le contrat sur la place du Carrousel? Effet des nouvelles moeurs, disait madame Chantereau; jadis, de telles solennités se passaient en famille; aujourd'hui, il fallait des cohues, la rue entrant librement, un écrasement sans lequel la soirée semblait froide. On affichait son luxe, on introduisait chez soi l'écume de Paris; et rien de plus naturel si des promiscuités pareilles pourrissaient ensuite le foyer. Ces dames se plaignaient de ne pas reconnaître plus de cinquante personnes. D'où venait tout ça? Des jeunes filles, décolletées, montraient leurs épaules. Une femme avait un poignard d'or planté dans son chignon, tandis qu'une broderie de perles de jais l'habillait d'une cotte de mailles. On en suivait une autre en souriant, tellement la hardiesse de ses jupes collantes semblait singulière. Tout le luxe de cette fin d'hiver était là, le monde du plaisir avec ses tolérances, ce qu'une maîtresse de maison ramasse parmi ses liaisons d'un jour, une société où se coudoyaient de grands noms et de grandes hontes, dans le même appétit de jouissances. La chaleur augmentait, le quadrille déroulait la symétrie cadencée de ses figures, au milieu des salons trop pleins. -- Très chic, la comtesse! reprit la Faloise à la porte du jardin, elle a dix ans de moins que sa fille... A propos, Foucarmont, vous allez nous dire ça: Vandeuvres pariait qu'elle n'avait pas de cuisses. Cette pose au cynisme ennuyait ces messieurs. Foucarmont se contenta de répondre: -- Interrogez votre cousin, mon cher. Justement le voilà. -- Tiens! c'est une idée, cria la Faloise. Je parie dix louis qu'elle a des cuisses. Fauchery arrivait, en effet. En habitué de la maison, il avait fait le tour par la salle à manger, pour éviter l'encombrement des portes. Repris par Rose, au commencement de l'hiver, il se partageait entre la chanteuse et la comtesse, très las, ne sachant comment lâcher l'une des deux. Sabine flattait sa vanité, mais Rose l'amusait davantage. C'était, d'ailleurs, de la part de cette dernière une passion vraie, une tendresse d'une fidélité conjugale, qui désolait Mignon. -- Écoute, un renseignement, répétait la Faloise, en serrant le bras de son cousin. Tu vois cette dame en soie blanche? Depuis que son héritage lui donnait un aplomb insolent, il affectait de blaguer Fauchery, ayant une ancienne rancune à satisfaire, voulant se venger des railleries d'autrefois, lorsqu'il débarquait de sa province. -- Oui, cette dame qui a des dentelles. Le journaliste se haussait, ne comprenant pas encore. -- La comtesse? finit-il par dire. -- Juste, mon bon... J'ai parié dix louis. A-t-elle des cuisses? Et il se mit à rire, enchanté d'avoir mouché tout de même ce gaillard, qui l'épatait si fort jadis, quand il lui demandait si la comtesse ne couchait avec personne. Mais Fauchery, sans s'étonner le moins du monde, le regardait fixement. -- Idiot, va! lâcha-t-il enfin, en haussant les épaules. Puis, il distribua des poignées de main à ces messieurs, pendant que la Faloise, décontenancé, n'était plus bien sûr d'avoir dit quelque chose de drôle. On causa. Depuis les courses, le banquier et Foucarmont faisaient partie de la bande, avenue de Villiers. Nana allait beaucoup mieux, le comte chaque soir venait prendre de ses nouvelles. Cependant, Fauchery, qui écoutait, semblait préoccupé. Le matin, dans une querelle, Rose lui avait carrément avoué l'envoi de la lettre; oui, il pouvait se présenter chez sa dame du monde, il serait bien reçu. Après de longues hésitations, il était venu quand même, par courage. Mais l'imbécile plaisanterie de la Faloise le bouleversait, sous son apparente tranquillité. -- Qu'avez-vous? lui demanda Philippe. Vous paraissez souffrant. -- Moi, pas du tout... J'ai travaillé, c'est pourquoi j'arrive si tard. Puis, froidement, avec un de ces héroïsmes ignorés, qui dénouent les vulgaires tragédies de l'existence: -- Je n'ai pourtant pas salué les maîtres de la maison... Il faut être poli. Même, il osa plaisanter, en se tournant vers la Faloise. -- N'est-ce pas, idiot? Et il s'ouvrit un passage au milieu de la foule. La voix pleine du valet ne jetait plus des noms à la volée. Pourtant, près de la porte, le comte et la comtesse causaient encore, retenus par des dames qui entraient. 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