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C'était Laurence qu'il avait toujours aimée, disait-il; c'était elle seule qui pouvait l'empêcher de se tuer ou de faire quelque chose de pis, un suicide moral, un mariage de dépit. Il avait tout tenté pour se guérir d'une passion qu'il ne croyait pas partagée: il s'était jeté dans le monde, dans les arts, dans la critique, dans la solitude, dans un nouvel amour; mais rien n'avait réussi. Pauline était assez belle pour mériter son admiration; mais, pour sentir autre chose pour elle qu'une froide estime, il eût fallu ne pas voir sans cesse Laurence à côté d'elle. Il _savait_ bien qu'il était dédaigné, et dans son désespoir, ne voulant pas faire le malheur de Pauline en la trompant davantage, il allait s'éloigner pour jamais!... En annonçant cette humble résolution, il s'enhardit jusqu'à saisir une main de Laurence, qui la lui arracha avec horreur. Un instant elle fut transportée d'une telle indignation qu'elle allait le confondre; mais Lavallée, qui voulait qu'elle eût des preuves, s'était glissé jusqu'à la porte, qu'il avait à dessein recouverte d'un pan de rideau jeté là comme par hasard. Il feignit d'arriver, frappa, toussa et entra brusquement. D'un coup d'oeil il contint la juste colère de l'actrice, et tandis que Montgenays le donnait au diable, il parvint à l'emmener, sans lui laisser le temps de savoir l'effet qu'il avait produit. La femme de chambre arriva, et, tandis qu'elle rhabillait sa maîtresse, Lavallée se glissa auprès d'elle et en deux mots l'informa de ce qui s'était passé. Il lui dit de faire la malade et de ne point recevoir Montgenays le lendemain; puis il retourna auprès de celui-ci et le reconduisit chez lui, où il s'installa jusqu'au matin, lui montant toujours la tête, et s'amusant tout seul, avec un sérieux vraiment comique, de tous les romans qu'il lui suggérait. Il ne sortit de chez lui qu'après lui avoir persuadé d'écrire à Laurence; et, à midi, il y retourna et voulut lire cette lettre que Montgenays, en proie à une insomnie délirante, avait déjà faite et refaite cent fois. Le comédien feignit de la trouver trop timide, trop peu explicite. -- Soyez sûr, lui dit-il, que Laurence doutera de vous encore longtemps; votre fantaisie pour Pauline a dû lui inspirer une inquiétude que vous aurez de la peine à détruire. Vous savez l'orgueil des femmes; il faut sacrifier la provinciale, et vous exprimer clairement sur le peu de cas que vous en faites. Vous pouvez arranger cela sans manquer à la galanterie. Dites que Pauline est un ange peut-être, mais qu'une femme comme Laurence est plus qu'un ange; dites ce que vous savez si bien écrire dans vos nouvelles et dans vos saynètes. Allez, et surtout ne perdez pas de temps; on ne sait pas ce qui peut se passer entre ces deux femmes. Laurence est romanesque, elle a les instincts sublimes d'une reine de tragédie. Un mouvement généreux, un reste de crainte, peuvent la porter à s'immoler à sa rivale... Rassurez-la pleinement, et si elle vous aime, comme je le crois, comme j'en ai la ferme conviction, bien qu'on n'ait jamais voulu me l'avouer, je vous réponds que la joie du triomphe fera taire tous les scrupules. Montgenays hésita, écrivit, déchira la lettre, la recommença... Lavallée la porta à Laurence. VII. Huit jours se passèrent sans que Montgenays pût être reçu chez Laurence et sans qu'il osât demander compte à Lavallée de ce silence et de cette consigne, tant il était honteux de l'idée d'avoir fait une école, et tant il craignait d'en acquérir la certitude. Pendant qu'elles étaient ainsi enfermées, Pauline et Laurence étaient en proie aux orages intérieurs. Laurence avait tout fait pour amener son amie à un épanchement de coeur qu'il lui avait été impossible d'obtenir. Plus elle cherchait à la dégoûter de Montgenays, plus elle irritait sa souffrance sans hâter la crise favorable dont elle espérait son salut. Pauline s'offensait des efforts qu'on faisait pour lui arracher le secret de son âme. Elle avait vu les ruses de Laurence pour forcer Montgenays à se trahir, et les avait interprétées comme Montgenays lui-même. Elle en voulait donc mortellement à son amie d'avoir essayé et réussi à lui enlever l'amour d'un homme que, jusqu'à ces derniers temps, elle avait cru sincère. Elle attribuait cette conduite de Laurence à une odieuse fantaisie suggérée par l'ambition de voir tous les hommes à ses pieds. Elle a eu besoin, se disait-elle, d'y attirer même celui qui lui était le plus indifférent, dès qu'elle l'a vu s'adresser à moi. Je lui suis devenue un objet de mépris et d'aversion dès qu'elle a pu supposer que j'étais remarquée, fût-ce par un seul homme, à côté d'elle. De là son indiscrète curiosité et son espionnage pour deviner ce qui se passait entre lui et moi; de là tous les efforts qu'elle fait maintenant pour l'empêcher de me voir; de là enfin l'odieux succès qu'elle a obtenu à force de coquetteries, et le lâche triomphe qu'elle remporte sur moi en bouleversant un homme faible que sa gloire éblouit et que ma tristesse ennuie. Pauline ne voulait pas accuser Montgenays d'un plus grand crime que celui d'un entraînement involontaire. Trop fière pour persévérer dans un amour mal récompensé, elle ne souffrait déjà plus que de l'humiliation d'être délaissée, mais cette douleur était la plus grande qu'elle pût ressentir. Elle n'était pas douée d'une âme tendre, et la colère faisait plus de ravages en elle que le regret. Elle avait d'assez nobles instincts pour agir et penser noblement au sein même des erreurs où l'entraînait l'orgueil blessé. Ainsi elle croyait Laurence odieuse à son égard; et dans cette pensée, qui par elle-même était une déplorable ingratitude, elle n'avait pourtant ni le sentiment ni la volonté d'être ingrate. Elle se consolait en s'élevant dans son esprit au-dessus de sa rivale et en se promettant de lui laisser le champ libre, sans bassesse et sans ressentiment. Qu'elle soit satisfaite, se disait-elle, qu'elle triomphe, je le veux bien. Je me résigne à lui servir de trophée, pourvu qu'elle soit forcée un jour de me rendre justice, d'admirer ma grandeur d'âme, d'apprécier mon inaltérable dévouement, et de rougir de ses perfidies! Montgenays ouvrira les yeux aussi, et saura quelle femme il a sacrifiée à l'éclat d'un nom. Il s'en repentira, et il sera trop tard; je serai vengée par l'éclat de ma vertu. Il est des âmes qui ne manquent pas d'élévation, mais de bonté. On aurait tort de confondre dans le même arrêt celles qui font le mal par besoin et celles qui le font malgré elles, croyant ne pas s'écarter de la justice. Ces dernières sont les plus malheureuses: elles vont toujours cherchant un idéal qu'elles ne peuvent trouver; car il n'existe pas sur la terre, et elles n'ont point en elles ce fonds de tendresse et d'amour qui fait accepter l'imperfection de l'être humain. On peut dire de ces personnes qu'elles sont affectueuses et bonnes seulement quand elles rêvent. Pauline avait un sens très-droit et un véritable amour de la justice; mais entre la théorie et la pratique il y avait comme un voile qui couvrait son discernement: c'était cet amour-propre immense, que rien n'avait jamais contenu, que tout, au contraire, avait contribué à développer. Sa beauté, son esprit, sa belle conduite envers sa mère, la pureté de ses moeurs et de ses pensées, étaient sans cesse là devant elle comme des trésors lentement amassés dont on devait sans cesse lui rappeler la valeur pour l'empêcher d'envier ceux d'autrui; car elle voulait être quelque chose, et plus elle affectait de se rejeter dans la condition du vulgaire, plus elle se révoltait contre l'idée d'y être rangée. Il eût été heureux pour elle qu'elle pût descendre en elle-même avec la clairvoyance que donne une profonde sagesse ou une généreuse simplicité de coeur; elle y eût découvert que ses vertus bourgeoises avaient bien eu quelque tache, que son christianisme n'avait pas toujours été fort chrétien, que sa tolérance passée envers Laurence n'avait jamais été aussi complète, aussi cordiale qu'elle se l'était imaginé; elle y eût vu surtout un besoin tout personnel qui la poussait à vivre autrement qu'elle n'avait vécu, à se développer, à se manifester. C'était un besoin légitime et qui fait partie des droits sacrés de l'être humain; mais il n'y avait pas lieu de s'en faire une vertu, et c'est toujours un grand tort de se donner le change pour se grandir à ses propres yeux. De là à la vanité d'abuser les autres sur son propre mérite il n'y a qu'un pas, et, ce pas, Pauline l'avait fait. Il lui était impossible de revenir en arrière et de consentir à n'être plus qu'une simple mortelle, après s'être laissé diviniser. Ne voulant pas donner à Laurence la joie de l'avoir humiliée, elle affecta la plus grande indifférence et endura sa douleur avec stoïcisme. Cette tranquillité, dont Laurence ne pouvait être dupe, car elle la voyait dépérir, l'effrayait et la désespérait. Elle ne voulait pas se résoudre à lui porter le dernier coup en lui prouvant la honteuse infidélité de Montgenays; elle aimait mieux endurer l'accusation tacite de l'avoir séduit et enlevé. Elle n'avait pas voulu recevoir la lettre de Montgenays. Lavallée lui en avait dit le contenu, et elle l'avait prié de la garder chez lui toute cachetée pour s'en servir auprès de Pauline au besoin; mais combien elle eût voulu que cette lettre fût adressée à une autre femme! Elle savait bien que Pauline haïssait la cause plus que l'auteur de son infortune. Un jour, Lavallée, en sortant de chez Laurence, rencontra Montgenays, qui, pour la dixième fois, venait de se faire refuser la porte. Il était outré, et, perdant toute mesure, il accabla le vieux comédien de reproches et de menaces. Celui-ci se contenta d'abord de hausser les épaules; mais, quand il entendit Montgenays étendre ses accusations jusqu'à Laurence, et, se plaignant d'avoir été joué, éclater en menaces de vengeance, Lavallée, homme de droiture et de bonté, ne put contenir son indignation. Il le traita comme un misérable, et termina en lui disant: -- Je regrette en cet instant plus que jamais d'être vieux; il semble que les cheveux blancs soient un prétexte pour empêcher qu'on se batte, et vous croiriez que j'abuse du privilège pour vous outrager sans conséquence; mais j'avoue que, si j'avais vingt ans de moins, je vous donnerais des soufflets. -- La menace suffit pour être une lâcheté, répondit Montgenays pâle de fureur, et je vous renvoie l'outrage. Pages: | Prev | | 1 | | 2 | | 3 | | 4 | | 5 | | 6 | | 7 | | 8 | | 9 | | 10 | | 11 | | 12 | | 13 | | 14 | | 15 | | 16 | | 17 | | Next | |
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